Plus ça va, plus je hais les économistes.
Déjà que je haïssais les sociologues… Que va-t-il rester debout de cette discipline bâtarde, à force de se vouloir attrape-tout, baptisée SES — Sciences Economiques et Sociales ?
Sciences mon cul ! aurait dit Zazie. Déjà qu’elle en disait autant quand elle entendait parler de « Sciences de l’Education »…
Pourquoi tant de haine ? me direz-vous. On va vers Noël…
Justement. Noël ! Parlons-en !
Enfin, ce n’est pas moi qui en parle. C’est, dans le New York Times, Arthur C. Brooks, président de American Enterprise Institute, un think tank comme on dit là-bas (et malheureusement ici aussi) proche du patronat américain, soutenant une politique aussi peu interventionniste que possible — bref, proche également des Républicains. Il a d’ailleurs été l’un des artisans du programme économique mis en place sous Bush. Ce qui ne signifie pas que la Brookings Institution, proche des Démocrates, soit d’émanation gauchisante…
Que dit ce distingué ultra-libéral ?
Dans un article intitulé « Looking for the Perfect Gift ? Social Science Can Help » dont les anglicistes pourront s’infliger la lecture (les autres, don’t panic, je vais en traduire l’essentiel), notre fervent partisan donne ses conseils avisés en matière de cadeaux de Noël : « Pour les économistes, dit-il, le cadeau parfait est vraiment simple : du fric. Et sachez qu’ils sont sidérés que l’on puisse offrir quoi que ce soit d’autre. »
Et d’expliquer que toute une littérature spécialisée déplore le poids mort de Noël dans l’économie. En substance, « la prestigieuse American Economic Review évalue la perte (en termes d’injection financière dans l’économie réelle) occasionnée par les cadeaux de Noël — toujours imparfaits — entre 10 et 33% par rapport à ce que rapporterait l’insertion directe du montant équivalent ». Bref, offrez du cash à vos enfants, même petits — à ceci près que Mr Brooks, suggérant cette idée à son épouse, s’entendit répondre : « Tu peux aussi commencer à alimenter un fonds pour payer un avocat. » Ah, un économiste affligé d’une épouse qui croit au Père Noël, quelle plaie ! Ah, un pays où les enfants traumatisés attaquent leurs parents en justice, quel rêve…
S’ensuit une démonstration, basée sur une expérimentation comme seuls des profs de SES peuvent l’imaginer, prouvant que l’adéquation (rarissime) du cadeau à la personne se traduit par une perte du retour sur investissement — y compris en termes d’affection.
Parenthèse : une autre étude a prouvé que la perte est moins sensible pour les cadeaux achetés par les femmes, qui sont toujours plus près de l’adéquation Cadeau / Désir que les hommes. Albertine ne fait pas les courses de Noël par hasard : elle sait mieux que Marcel ce qu’il faut acheter pour contenter les économistes.
By the way, comme dirait le sieur Brooks, un bon tiers des cadeaux sont revendus immédiatement sur eBay ou le Bon coin. Avec une ristourne équivalente à la dépréciation signalée plus haut — entre 10 et 30%. C’est la preuve par neuf qu’un don de liquide sera plus profitable à l’économie réelle, puisque ces reventes ne concernent qu’une économie parallèle qui empêche les nouveaux acquéreurs d’acheter au prix fort.
Je méprise à mort les parents qui choisissent de donner du fric à leurs enfants pour Noël. C’est un peu facile. Parce qu’on n’offre pas seulement un objet : on offre de l’amour, et que ça, Mr Brooks, c’est invaluable, comme vous diriez dans la langue d’Adam Smith.
Je caricature un peu, parce que Mr Brooks, saisi in fine (ça, c’est la langue de la culture) par l’esprit de Noël, note : « Essayez de donner aux gens ce qui a de la valeur pour eux, mais si vous vous plantez, ce n’est pas bien grave pour les gens qui vous aiment réellement. Avant tout, donnez de vous-même… »
Et de citer Ralph Waldo Emerson, qui écrivait : « Les bagues et les bijoux ne sont pas des cadeaux, mais des excuses. Le seul vrai cadeau est un morceau de toi. Tu dois saigner pour moi. Le poète offre son poème, le berger son agneau, le fermier son maïs, le mineur un joyau, le marin du corail et des coquillages, le peintre son tableau et la jeune fille le mouchoir qu’elle a brodé. » Daudet a écrit un conte abominablement remarquable sur le sujet — « la Légende de l’homme à la cervelle d’or ». Marcel, en vérité je te le dis, on n’achète pas Albertine avec une paire de Louboutin. Ecris-lui plutôt la Recherche du temps perdu.
De quoi revaloriser tous les cadeaux de fêtes des mères et des pères — boîtes de camembert réactualisées ou objets inidentifiables en pâte à sel.
Allez, bons derniers achats — et pensez qu’à chaque cadeau inutile mais joyeux, voulu avec amour, emballé avec soin, non seulement c’est vous que vous offrez, mais qu’en sus, vous contribuez à planter le système.
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