Avec ses discours apocalyptiques et techniciens, l’écologie moderne ne prend jamais en compte la beauté des paysages. Pourtant, les combats pour la préservation des patrimoines et de la nature ne devraient faire qu’un.
Étoile de la mer, voici la lourde nappe,
Et la profonde houle et l’océan des blés,
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape. […]
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.
Dans son célèbre poème à Notre-Dame de Chartres, où se mêlent les blés de la Beauce, les pierres immobiles et les pèlerins rompus, Péguy a certes chanté une France éternelle, mais surtout mis en mot les émotions que chacun peut ressentir devant un paysage, un champ ou un bois. Il est loisible, sans doute, de trouver vieillis ces vers ciselés d’il y a un siècle, mais ce qui frappe surtout, c’est combien leur message nous est devenu étranger : le paysage était alors perçu comme un élément de civilisation, humaine et spirituelle, un facteur de beauté enveloppant toute la société des hommes sous un ciel habité. Aujourd’hui, il tend à n’être plus qu’une somme de bilans chiffrés et d’analyses phytosanitaires, pris sous une épaisse couche de fumée toxique.
Un des paradoxes les plus étranges de l’écologie moderne est ainsi sa capacité à ne jamais prendre en compte la beauté des paysages. De parler à longueur de journée du réchauffement climatique, avec sa litanie de catastrophes inévitables-si-on-ne-fait-rien ; d’horribles pesticides qui nous empoisonnent lentement ; de la biodiversité qui s’appauvrit forcément ; et en général de pollutions toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Mais de beauté, point. Ce discours eschatologique angoisse les habitants d’une planète-déjà-condamnée, tandis que de nouveaux Savonarole nous assomment quotidiennement de procès en comportement éco-irresponsable : le consommateur qui ose occuper la Terre doit se repentir, spécialement s’il est un Occidental. Mais de beauté, toujours point.
On ne niera pas qu’il faille manger sainement, boire une eau propre et respirer un air pur. On souhaite même que toute l’humanité pourra en profiter à bas prix, sans que cela crée des inégalités insupportables entre les peuples. Mais ne peut-on aussi parler de la beauté du monde ? Ne peut-on dire que c’est aussi cela que nous voulons sauvegarder et transmettre ? Que nous sommes certes des animaux, avec des besoins primaires, mais aussi, et avant tout, des êtres doués de sensibilité, ayant une capacité à faire silence ou à pleurer devant la douce beauté d’un paysage ? Décidément, l’écologie technicienne rabaisse trop notre humanité. Ce paradoxe aboutit à une conséquence inattendue : les défenseurs du patrimoine, qui le sont aussi des paysages, n’ont rien à dire aux défenseurs de la nature et vice versa. Il y a là une question culturelle, dont on peut faire l’histoire, en rappelant que ce sont pourtant les premiers, et de longue date, qui ont préservé la nature via les paysages.
Protéger
Ainsi, la première forêt préservée en France, celle de Fontainebleau, l’a été comme « réserve artistique » (1861). Et la défense des paysages est née plus tard, quand les premières atteintes aux horizons immuables d’une France rurale millénaire ont commencé à se faire sentir. Lorsque la Société pour la protection des paysages de France a été créée en 1901, au lendemain même du vote de la loi sur les associations, c’était bien dans le but de préserver les paysages de toujours des menaces de l’industrie, notamment hydroélectrique. Le premier combat de ces bourgeois esthètes, emmené par un député chartiste, Charles Beauquier, fut livré en Franche-Comté, dans le pays de Courbet – toujours la peinture compagne du paysage –, et il fut gagné : les gorges du Lison sont aujourd’hui préservées et protégées. Car en 1906, on en passa par une loi, la première dans notre droit, qui instituait un système de protection des paysages, calqué sur celui, déjà éprouvé, des Monuments historiques. Il s’agissait d’empêcher qu’on dénature, qu’on balafre, qu’on dérange la beauté héritée de nos paysages. Le législateur devait reprendre et affiner son texte, et c’est ainsi que la France dispose depuis 1930 d’une remarquable loi sur les sites, qui envisage aussi bien d’ailleurs de protéger la nature que l’urbain, sur des échelles inédites et suivant des critères historiques, esthétiques, scientifiques ou pittoresques. La France compte ainsi quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés de son territoire inscrits ou classés au titre des sites, et donc protégés et surveillés.
À lire aussi: Paysages, arrêtez le massacre!
Ce constat est encore valable pour l’après-guerre, la défense des paysages se poursuivant sans passer non plus par l’écologie politique alors balbutiante. Ainsi, les réserves naturelles ont été créées en 1957 en complément de la loi de 1930. On doit au général de Gaulle la création, dix ans plus tard, des « parcs naturels régionaux » ; à Georges Pompidou le bétonneur, la création d’un ministère de l’Environnement, donné à un normalien lettré, Robert Poujade (1971) ; et à Valéry Giscard d’Estaing, l’homme du nucléaire, l’admirable Conservatoire du littoral, qui achète méthodiquement des terres de bord de mer pour les arracher à la rapacité immobilière (1975). Car si personne ne sait définir la beauté ni n’ose même s’y référer, la carte des prix de l’immobilier de luxe a moins de pudeur : elle recouvre très précisément celle des plus beaux paysages de France. On aura beau dire et beau faire, le mètre carré est plus cher dans le Lubéron que dans la banlieue de Maubeuge.
Cette philosophie a été à l’œuvre jusqu’à l’apparition de l’écologie politique, dans les années 1960, concomitamment aux dégâts de la société de l’hyperconsommation et des Trente Glorieuses, qui ont pollué et bétonné à tour de bras. Tandis que les défenseurs des paysages restaient attachés à la beauté du monde, les nouveaux défenseurs de la nature attiraient l’attention sur des questions techniques, sanitaires, et les ont projetées de manière philosophique, puis politique dans l’espace public. Saluons leur lucidité, leur sens de l’urgence, leur compréhension d’échelle nouvelle. Leurs combats ont marqué la société tout entière, dont ils défiaient les imperturbables logiques de production et de bétonnage : on se souvient du plateau du Larzac, sauvé par François Mitterrand ; on se souviendra de Notre-Dame des Landes, dernier avatar de la modernité glorioleuse, projet absurde arrêté par E. Macron. Dans ces deux dossiers cependant, on note qu’il ne fut jamais question que d’urgence écologique.
Mais la beauté ? Avec le relativisme qui a sévi à la fin du xxe siècle, elle a été chassée des discours et rangée au placard du vieux monde bourgeois. L’émotion a fait place à la militance, la sensibilité à l’invective, la spiritualité au pourcentage. Et tandis que les défenseurs du patrimoine restaient cantonnés au monde associatif, peinant à intéresser les élus, les écologistes ont réussi à percer politiquement, avec des épisodes certes chaotiques à répétition, mais tout de même. Désormais, pour sauver un paysage historique d’une bretelle d’autoroute plus ou moins utile, mieux vaut qu’il y ait sur son tracé une famille de batraciens rares qu’une église romane…
La contradiction suprême entre ces deux mondes pourtant faits pour s’entendre, mais qui ne se parlent guère, s’incarne, si l’on ose dire, dans la question éolienne : tristes totems politiques, ces aérogénérateurs industriels, cachés derrière leur joli masque sémantique, sont devenus un sujet tabou, quand bien même personne n’ignore leur nuisance et leur inefficacité absolue en terme écologique (voir ici l’article de Bérénice Levet). Contradiction, ou plutôt schizophrénie, que vit intensément le ministère de l’Écologie, où le bureau des sites assure la protection et la gestion de pans entiers du territoire national, tandis que la même administration, à quelques couloirs de là, fait la promotion enragée des éoliennes, y compris dans des zones sensibles et des parcs naturels ! Pour éviter cette situation, il aurait fallu que la France ne sépare pas patrimoine et paysages en deux ministères et deux administrations, et qu’au contraire, elle maintienne ensemble ce qui a été consubstantiellement conçu.
Soustraire
Toutes les lois et règlements inventés depuis 1901, et que complètent les lois Littoral et Montagne (1986 et 1985), ont abouti, exactement comme dans le système des monuments historiques, à sortir du droit commun et du sacro-saint imperium du droit de propriété, c’est-à-dire à éloigner la « main invisible » de tout un pan du territoire, au nom de la beauté et désormais de la préservation de la nature. Cette main invisible n’aime pas qu’on la force, préférant bétonner sans entrave : elle est un rapace qui n’a pas besoin de protection… Voilà pourquoi ce dispositif législatif et réglementaire est fragile, et sans cesse remis en cause – pensons aux attaques récurrentes contre la loi Littoral. Et pendant que la petite Greta vogue entre Vieux et Nouveau Mondes et amuse la galerie, promoteurs et lotisseurs s’activent dans la coulisse à coup d’amendements et de lobbying.
La Macronie ne leur fait pas toujours mauvais accueil, comme le montrent certaines dispositions de la loi Elan de 2018 ou le décret, en cours, visant à déconcentrer la totalité des autorisations de travaux dans les sites classés, que M. de Rugy n’aura pas eu le temps de signer, homard oblige. Ce projet néfaste, combattu par tous les acteurs impliqués dans le processus des sites classés, vise officiellement, à « rapprocher la décision des territoires », une manière pudique de dire qu’on la met au plus près des intérêts, en se privant de l’appel à la Commission supérieure des sites ; détachée des contingences locales, celle-ci, depuis Paris, peut en effet plus facilement favoriser l’intérêt général, tout en maintenant une politique publique nationale du paysage protégé. Dans un cas particulier, il convient cependant de saluer l’action du gouvernement : l’affaire « Europa City », dont le nom commercial à l’anglo-saxonne habille une opération de bétonnage d’un des derniers lieux sauvages d’Île-de-France, le triangle de Gonesse derrière Roissy. Pas moins de 300 hectares de bonnes terres agricoles étaient menacés au profit d’un parc de loisirs, malgré une bataille médiatique et judiciaire intense depuis 2017. Cet équipement ludique, qui avait reçu le label « Grand Paris », a été arrêté avant que la fièvre immobilière dévastatrice ne le frappe.
À lire aussi: L’art si français des ronds-points
Les défenseurs du patrimoine et ceux de la nature poursuivent à l’évidence le même but et doivent donc fraterniser plutôt que s’opposer. La situation est d’ailleurs heureusement en train d’évoluer. On l’a bien vu dans l’affaire de l’extension du stade de Roland-Garros dans le jardin des Serres d’Auteuil : ce lieu fragile, protégé au titre des Sites et des Monuments historiques, a été dévasté par la Mairie de Paris, avec l’aide active du gouvernement Valls et du Conseil d’État, toujours docile aux puissants. Dans ce dossier douloureux, défenseurs du patrimoine et de la nature étaient unis. On l’a vu mieux encore dans le dossier de la vallée de Beynac, en Dordogne, où un élu local borné, M. Germinal Peiro, vivant encore dans les années 1970, a poursuivi un projet d’équipement lourd dans un site unique, projet que la justice a finalement annulé. Ici, la nature a été abîmée, la beauté sensible du grand paysage culturel amoindrie, l’intérêt général bafoué par un potentat minuscule.
Les deux combats pour la nature et le paysage culturel ne font évidemment qu’un, ontologiquement mais aussi parce que l’ennemi est partout le même : la bêtise, la cupidité, le conservatisme habillé d’un masque de modernité, la logique du « toujours plus » dans des lieux non renouvelables, parfois aussi, plus simplement, l’insensibilité à la beauté et à l’art muet des paysages. Il y a plus d’un demi-siècle, Jean Ferrat faisait écho à Péguy dans une de ses plus belles chansons, La Montagne. Défenseurs de tous les paysages, unissez-vous !
Les plus admirables Monuments de France: Une anthologie de l'architecture française en 70 monuments
Price: 14,95 €
12 used & new available from 4,07 €