Il n’y aura pas d’écologie véritable sans changement d’anthropologie et de philosophie.
France, ta beauté fout le camp ![tooltips content= »Titre du livre de Georges Pillement, « Les cahiers de l’écologie », Entente, 1976. »][1][/tooltips], avertissait-on dans les années 1970. Hier, le saccage de la France se faisait au nom de la modernisation, aujourd’hui c’est au nom de l’écologie. Après les lotissements standardisés, les zones commerciales, les ronds-points, les panneaux publicitaires à l’entrée des villes, voici venu le temps des éoliennes. Quiconque traverse la France en est le témoin : partout se dressent ces gigantesques pylônes, vrombissants, clignotants nuit et jour. Les rivages des océans, les plaines céréalières, les collines provençales, aucun arpent de terre ni de mer n’est à l’abri. « Bientôt, peut-être, dix éoliennes pour un clocher », soupirons-nous avec Monique Sicard[tooltips content= »Monique Sicard, « Impressions ferroviaires », in À la française, revue Médium, avril- juin 2017, pp. 172-173″][2][/tooltips]. Objets industriels fabriqués en série, semblables des Pays-Bas à la Chine, de la France à la Grèce, elles uniformisent un pays distingué d’entre tous pour la diversité, la variété de ses paysages. Hors d’échelle, incommensurables aux constructions existantes et à la végétation, les éoliennes accaparent la vue. Les promoteurs protestent de leur souci d’« insérer harmonieusement » ces turbines dans le cadre qu’ils ont élu, mais les éoliennes ne s’insèrent pas, ne se fondent pas dans le paysage, elles l’écrasent.
Certains se feront les avocats de la beauté propre à l’objet, et en effet, sous l’œil d’un Fernand Léger, l’éolienne pourrait révéler quelque beauté plastique, mais les éoliennes ne vont jamais seules – elles se conjuguent toujours au pluriel – et colonisent un lieu existant que, fatalement, on l’a dit, elles subjuguent et banalisent.
Une grande partie du public, offensé par ces spectacles, en vient à s’indigner. Le président lui-même semble avoir découvert que « de plus en plus de gens ne veulent plus voir de l’éolien près de chez eux ». Il est temps, alors que depuis des années tout est mis en œuvre pour asseoir dans l’opinion l’idée que le salut de la planète passera par ces turbines électriques. À commencer par le lexique bucolique les désignant, destiné à occulter la réalité tout industrielle de ces machines. « Polystyrène », « polyéthylène », le plastique déclinait des noms de berger grec masquant leur caractère « alchimique », ainsi que l’avait observé avec sagacité Roland Barthes, les éoliennes puisent à la même source, antique, et se réclament du dieu Éole. Et la pastorale se poursuit, on évoque les « champs », les « fermes » d’éoliennes. Alexandre Gady, le président de la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France, préfère parler d’« aérogénérateur industriel polluant ».
Lire notre appel: Éoliennes: Appel à Emmanuel Macron
Le catéchisme commence tôt. L’enseigne Nature et Découverte, plébiscitée par la gauche culturelle, commercialise des kits de construction d’éoliennes rebaptisées « moulins à vent ». « Regarde cette éolienne capturer l’énergie du vent et la transformer en lumière. Le kit t’apprendra comment cette technologie vitale d’énergie renouvelable fonctionne », explique-t-on à la jeunesse. On mentionnera également les spots publicitaires faisant la promotion de l’éolien, mettant en scène de très jeunes enfants, cerfs-volants à la main, courant vers ces turbines gigantesques comme l’innocence vers l’heureux monde de demain.
La réalité, comme le montrent deux ouvrages majeurs, celui de Pierre Dumont et Denis de Kergorlay, et celui de Fabien Bouglé[tooltips content= »Éoliennes : chronique d’un naufrage annoncé, Perrin, 2020 et Éoliennes : la face noire de la transition écologique, Le Rocher, 2019. »][3][/tooltips], n’a rien d’écologique : bétonnage des sols, matériaux de construction essentiellement non recyclables, mortalité des oiseaux qui viennent se fracasser contre les hélices, perturbation des circuits de migration, brouillage des ondes qui désoriente les chauves-souris, ronronnement continu, gabegie financière – les éoliennes ne vivant quasiment que de subventions publiques –, production si intermittente qu’aucun pays ne saurait raisonnablement y gager son indépendance énergétique, durée de vie extrêmement courte, entre quinze et vingt ans, le démantèlement s’avérant si onéreux qu’elles restent en place, finissant par constituer d’effroyables cimetières d’éoliennes rouillées.
Cependant, quand bien même les éoliennes produiraient réellement une électricité de substitution, quand bien même elles ne seraient pas fatales à la faune terrestre et maritime, quand bien même elles seraient fabriquées dans des matériaux entièrement recyclables, etc., notre œil est blessé, notre sensibilité affectée, notre sens du Beau offensé. Cela devrait être une condition suffisante pour se dresser collectivement contre ce nouveau saccage de la France. Mais cela n’est pas.
La France compte entre 7 000 et 8 000 de ces immenses turbines aujourd’hui, 25 000 d’ici 2025, et, afin d’accélérer le mouvement, le président Macron multiplie les textes[tooltips content= »Loi Essoc, août 2018 ; loi Elan, novembre 2018 ; décret Lecornu, novembre 2018 ; décret de Rugy, décembre 2018. »][4][/tooltips]permettant d’« assouplir » la procédure, entendez garrotter la contestation des riverains qui se mobilisent pour la préservation des lieux qui souvent les ont vus naître. « D’ici dix ou quinze ans, notre pays aura changé de visage », avertit Alexandre Gady. Ces mots font écho au triste constat que faisait en 1964 Hannah Arendt et que nous ne semblons guère disposés à démentir : « Savoir quel est le visage du monde n’importe plus à qui que ce soit. »
Le droit à la beauté et les droits de la beauté restent dépourvus de légitimité. Rares sont ceux qui osent se faire les avocats du Beau. Chacun, semble-t-il, a plus ou moins intégré l’idée qu’il y aurait quelque chose de frivole à plaider semblable cause face à l’« urgence climatique » – formule dont on nous tympanise les oreilles précisément pour nous intimider et bannir toute discussion et contestation.
Significativement, même quand la cause des riverains est victorieuse, ce n’est jamais pour des considérations esthétiques, mais par exemple en raison des dommages causés aux oiseaux. Le souci des paysages n’intervient qu’articulé à des chiffres, des statistiques, des enjeux quantitatifs comme les prix de l’immobilier et la fréquentation touristique. Et lorsque, en 2007, l’Académie des beaux-arts publie un remarquable livre blanc des éoliennes (accessible en ligne), concluant par une demande de moratoire, il passe inaperçu. Qu’une institution vouée aux arts plastiques se prononce sur le sujet rappelle qu’en France, comme l’a montré Françoise Cachin dans sa stimulante contribution aux Lieux de mémoire, « Le Paysage du peintre », l’histoire du paysage et l’histoire de la peinture sont intimement liées. L’attachement des Français à leurs paysages est en grande partie l’œuvre des peintres. L’art a été, est encore, une école du regard.
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Le sentiment du Beau, un avertisseur d’incendie
Les sens et singulièrement le sens du Beau sont des avertisseurs d’incendie. Lorsqu’ils sont blessés, il faut leur donner audience, ils nous indiquent que le monde est en passe de sortir de ses gonds. Vaclav Havel raconte comment enfant, sur le chemin qui le conduisait à l’école, à travers champs, il voyait « chaque jour à l’horizon la haute cheminée d’une usine » dont sortait « une épaisse fumée brunâtre » se dispersant « dans le ciel bleu » : « Chaque fois que je voyais cette fumée, relate-t-il, j’éprouvais avec intensité le sentiment qu’il y avait quelque chose de profondément inconvenant car ainsi les hommes souillaient le ciel. » Sa « répugnance » était certes purement « esthétique », mais cela suffisait à l’éveiller à la conscience d’une faute : « J’ignore si alors l’écologie existait […] néanmoins j’ai été spontanément affecté et blessé par cette souillure du ciel ; il me semblait qu’ainsi l’homme commettait une faute, qu’il détruisait quelque chose d’important, qu’il violait arbitrairement l’ordre naturel des choses et qu’il devrait nécessairement payer cher une telle conduite. »
Ce récit, magnifique, met en lumière ce que l’on pourrait appeler les vertus heuristiques de la laideur – nous parlons de la laideur faite de main d’homme et d’elle seule – ou de la beauté offensée, comme Hans Jonas parlait d’une heuristique de la peur. La beauté blessée est bonne conseillère. Elle est comme un « voyant », pour reprendre le mot du poète Michel Deguy, « un voyant qui s’allume en alerte ». Elle est l’indice de ce que quelque chose ne va pas, ne tourne pas rond, qu’un ordre du monde est violé.
L’expérience de Havel s’inscrit dans la droite ligne de celle des Anciens. « Nous avons exilé la beauté, quand les Grecs faisaient la guerre pour elle », disait Albert Camus, songeant à Homère, à Hélène et au conflit troyen. Si les Grecs prenaient les armes pour la beauté, c’est qu’elle revêtait pour eux un caractère sacré. Ils savaient que le Beau est de ces choses auxquelles on ne porte pas atteinte impunément. Comme la religion pour Tocqueville, la beauté empêche, devrait empêcher de tout concevoir et défendre de tout oser. Si les Grecs étaient disposés à combattre pour elle, c’est aussi qu’ils la savaient infiniment fragile : la « beauté ne tient qu’à un fil », rien de plus facile à détruire qu’une harmonie, il suffit d’une « fausse note », disait Giono. Droit donc de la beauté avant même d’un droit de l’homme à la beauté.
L’homme obligé du monde ou maître et possesseur de la nature ?
Se tenir pour l’obligé du monde dont on hérite, avoir le sens des égards, des scrupules, de la gratitude, n’est-ce pas précisément de ces dispositions, dont les Grecs nous lèguent l’exemple, que nous aurions furieusement besoin de réapprendre si nous aspirons réellement à assurer un avenir, en tout cas, garantir un sursis à la terre. Rappelons qu’un paysage, c’est de la nature cultivée, ce sont les activités humaines de ceux qui nous ont précédés sur cette terre qui lui donnent sa configuration, sa physionomie. Pour nos ancêtres, ces lieux, avant d’être l’objet d’une contemplation esthétique, étaient une terre à aménager, à domestiquer, à rendre aimable, douce, amicale aux hommes. Les paysages sont ainsi les témoins du commerce que nos prédécesseurs ont entretenu avec les lieux qu’ils ont habités, le géographe Augustin Berque parle d’« imprégnation réciproque ». Ils portent l’empreinte de leurs idéaux, de leurs aspirations, rappelle un autre géographe, Jean-Robert Pitte. Ils ne sont donc pas figés puisqu’ils restent des lieux habités par les hommes, mais ils ne sont pas non plus un simple matériau à la disposition des vivants. Avant d’enseigner à nos enfants les gestes du tri sélectif, ce sont ces dispositions qui font la noblesse de l’homme, qu’il convient d’éduquer, de former, de cultiver ; elles seules permettent de rompre avec la logique consumériste, productiviste qui a conduit à la dévastation de la Terre.
Il n’y aura pas d’écologie véritable sans changement d’anthropologie et de philosophie. Il faut remettre l’homme à sa place, ce qui ne signifie pas, contrairement à la funeste bataille menée par les antispécistes, le rabaisser au rang de simple vivant, mais le décentrer, et le rappeler à ce qui le distingue d’entre tous les vivants, la responsabilité : l’homme a à répondre de ce qui est confié à ses soins. Et ce qui est confié à ses soins, ce n’est pas la terre, ce n’est pas la planète, c’est ce lieu-ci, qu’il habite – sur ce thème, il faut lire le dernier essai d’Alain Finkielkraut À la première personne, et tout particulièrement le chapitre significativement intitulé « Amor Mundi ».
Le grand paradoxe de notre présent, et spécialement dans cette affaire des éoliennes, est que ce sont les écologistes qui continuent de se comporter en « maîtres et possesseurs de la nature », autrement dit, selon le credo de la modernité technicienne, hautement compromis dans la dévastation de la terre. La France ne leur est qu’un vaste terrain à conquérir, dans une indifférence parfaite à sa physionomie propre et historiquement constituée. Autre ironie de l’histoire, ou plutôt preuve de l’inconsistance et de l’immaturité de l’écologie officielle, c’est elle qui, mettant ses pas dans la logique toute moderne de l’arraisonnement amplement incriminée dans la destruction de la planète, somme le vent, ce fripon qui ne servait à rien sinon à soulever les jupons, de justifier son existence, de rendre raison de son être, en produisant de l’électricité pour les hommes.
Pour que le Beau redevienne une cause commune
Par trop subjective, par trop relative, la beauté ne saurait être un critère, nous répond-on. Ce Pont aux ânes qui permet d’écarter le souci du Beau du débat public ne doit pas demeurer sans réponse. Le Beau, nous dit-on, ne serait que dans l’œil du spectateur – Heidegger date de l’apparition du mot « esthétique », aux alentours du xviiie siècle, le commencement du processus de subjectivisation. Pourtant, que chacun consulte sa propre expérience : le sujet n’y a pas la préséance. C’est cette prairie d’un vert inimitable, cette lande couverte de bruyères, ces notes de Schubert qui vous possèdent et vous font vous exclamer : « Que c’est beau ! » Ensuite, qu’en matière esthétique nous soyons forcés de constater, avec Roland Barthes, que « la vie est ainsi faite, à coups de petites solitudes » n’autorise pas à tenir l’expérience du Beau pour idiosyncrasique. Dans l’expression du sentiment du Beau, il y a une postulation à l’universel, qui n’a rien de vain, ainsi que l’a établi Kant : quand je dis « c’est beau ! », je postule que tout homme, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs, de maintenant, d’hier ou de demain, doit partager mon jugement. Et c’est bien pourquoi de nos jugements esthétiques, nous discutons et disputons volontiers. En ce qui concerne les paysages et leur beauté, il est en outre difficile de contester à la France sa prétention à l’universel.
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Voici quatre ou cinq décennies que nous portons atteinte à la beauté, au sens du Beau, et plus largement à la sensibilité. Ce ne sont pas seulement les facultés intellectuelles qui ont été mises à mal depuis les années 1960-1970, c’est aussi et d’abord peut-être, l’expérience sensible. Ce qui nous perd aujourd’hui, ce n’est pas la sensibilité, c’est le sentimentalisme.
La logique fonctionnelle, utilitariste a conduit à dégrader les lieux sans le moindre scrupule et donc à condamner les hommes à vivre dans une « France moche ». Elle se conjugue à un mal plus grave encore, car plus difficile à combattre, l’esprit du relativisme, le refus de transmettre des normes, corrélé au dogme d’un enfant que toute éducation menace de « formater ». Les adultes se sont ainsi retirés, abandonnant leurs progénitures à l’industrie culturelle et à l’industrie tout court. Et c’est ainsi que l’œil, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût (que l’industrie alimentaire a abâtardi), tous nos sens ont été altérés, dégradés, barbarisés au fil des dernières années sans rencontrer beaucoup d’objections. Une France fidèle à sa réputation de sentinelle de la beauté n’eût pas seulement sauvé ses paysages. Une oreille formée au « sentiment de la langue » (Richard Millet), rendue attentive aux « délicatesses » du français (Renaud Camus) ne saurait admettre les sempiternelles atteintes qui lui sont portées. La langue, et singulièrement la langue française, est une affaire d’ouïe, relisons Boileau : « Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée / ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée » et l’oreille est blessée par la féminisation de la langue, par les discours soumis aux diktats de l’inclusion, par l’offensive des « impacter », des « en capacité de ».
Certains lecteurs m’objecteront que le combat de Fabrice Nicolino contre les pesticides de synthèse est la preuve que l’on peut, et massivement, mobiliser sous la bannière de la beauté – en l’occurrence, celle des coquelicots : « Nous ne reconnaissons plus notre pays. La France est défigurée. […] Rendez-nous la beauté du monde ! » Télérama, Anne Hidalgo, des animateurs d’émissions télévisées, des acteurs, des chanteurs, Greenpeace, bref tout le gratin de la gauche culturelle a signé son manifeste, mais c’est vainement que vous les solliciterez contre les éoliennes – mon courrier à Fabrice Nicolino est demeuré sans réponse. La raison en est simple. Ce n’est pas la beauté qui les tourmente (la signature d’Anne Hidalgo devrait suffire à en éveiller le soupçon), mais bien les habits du révolté, de l’anticapitaliste dans lesquels le combat contre Monsanto ou Bayer leur permet de se draper. Dans l’affaire des éoliennes, les puissants industriels qui sont les grands bénéficiaires de cette gabegie reçoivent l’onction des écologistes.
Contre ce congé donné aux sens, et l’offense faite au vocabulaire de notre sensibilité, plaidons la cause de la beauté et de l’expérience sensible. Ce combat n’a rien de futile, l’humanité de l’homme est en jeu. Citons une dernière fois Jean Giono : « La beauté est la charpente de l’âme. Sans elle, demain, l’homme se suicidera dans les palais de sa vie automatique. »
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