« Faut-il changer de modèle économique pour sauver la planète ? » Tel est le titre de l’émission de France Inter, « Le téléphone sonne », diffusée vendredi 7 septembre. Excellente émission au demeurant, du fait de la qualité des intervenants principaux, Laurence Tubiana et Daniel Cohen. Une des orientations conclusives fortes fut la nécessité, pour avoir une chance de s’en sortir, d’une mobilisation citoyenne de grande ampleur. La marche organisée samedi semble encourageante en ce sens (mais même si elle a mobilisé 100 000 personnes, comme l’affirment les organisateurs, il faut avoir conscience que cela ne représente qu’un français sur 600). Pourtant, l’émission en question se termine par un couac surréaliste, du fait du message publicitaire qui la suit immédiatement.
Laurence Tubiana évoque l’énorme effort chinois, pour passer au transport électrique, ainsi que celui de l’Inde, où l’on a décidé qu’il n’y aurait plus de véhicule à essence après 2030, et Daniel Cohen invite à en tirer des leçons pour la France. Mais moins d’une seconde après (du moins dans le podcast de l’émission), on assène aux auditeurs une publicité vantant les mérites du « nouveau Citroën Berlingo », reposant – en sollicitant une voix d’enfant – sur l’adéquation du véhicule avec les valeurs familiales traditionnelles. Laurence Tubiana venait de parler de dissonance cognitive ; on ne peut mieux dire ici. Peut-on sortir des défis de l’époque (le défi écologique, certes le plus évident, n’est pas le seul), tout en exigeant des humains d’aujourd’hui qu’ils soient radicalement clivés (ils le sont d’ailleurs peut-être déjà suffisamment pour que très peu d’auditeurs aient perçu cette incongruité) ? Peut-on ainsi tout naturellement séparer dans son intériorité le consommateur et le citoyen ? Et l’un peut-il si facilement museler l’autre ?
La faim de l’histoire
Il y a une grande confusion dans la façon dont on discute en ce moment de la compatibilité entre écologie et notre « modèle économique qui est la cause de tous ces désordres », pour reprendre l’expression de Nicolas Hulot. Parfois on oppose aux impératifs de la transition écologique le capitalisme, parfois le libéralisme ou le néolibéralisme, parfois l’économie de marché, parfois la croissance économique, parfois l’économie tout court (dernière proposition absurde car toute société a une économie, comme toute atmosphère a de l’air, et toute mer a de l’eau). Ce flou dilue le noyau dur de ce modèle capitaliste d’aujourd’hui, qu’il est nécessaire de préciser pour savoir de quoi l’on parle, et qui entre en contradiction – entre autres nocivités – avec le défi écologique.
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Comme justement Daniel Cohen le rappelle dans son dernier livre, en invitant à « relire Le Grand Espoir du XXe siècle, un livre fondamental publié en 1948 par Jean Fourastié » qu’après les sociétés agraires, puis la société industrielle, adviendrait une société « où le temps du travail serait dédié aux personnes plutôt qu’aux objets, dans la santé, l’éducation ou les loisirs. » De façon comparable, Keynes, dans ses « perspectives économiques pour nos petits-enfants »[tooltips content= »Dans Essais de persuasion, écrit en 1931″]1[/tooltips] prévoyait qu’en 2030 les « besoins absolus » (ceux qui ne relèvent pas de la comparaison aux autres) seraient « si bien satisfaits » que nous préférerions « consacrer nos énergies à des buts autres que des buts économiques ». Il considérait qu’il suffirait alors de travailler trois heures par jour, et quinze heures par semaine. La même idée se retrouve exprimée dans la théorie marxiste. Dans cette problématique, on peut considérer que la mission historique du capitalisme est accomplie, et que la voie de l’avènement d’une nouvelle humanité (avec d’autres objectifs, d’autres valeurs, d’autres formes de relations sociales) est normalement ouverte.
Ce que ces prophètes de bonheur ne pouvaient pas prévoir, c’est l’irruption des nouvelles technologies de la communication, et de la constitution de nouveaux empires commerciaux qui offrent aux forces du nouveau capitalisme les moyens économiques, financiers et techniques de contrarier cet accomplissement tendanciel de l’histoire. Notre société est devenue une monstrueuse machine à fabriquer de nouveaux besoins, que ces nouvelles technologies du numérique permettent d’ériger en addictions, et qui formatent littéralement les esprits dans le sens de leur immersion totale dans l’univers marchand, laminant en passant les ressorts de la citoyenneté, et donc le principal fondement de la démocratie.
Conscience impossible ?
C’est par la transformation des humains eux-mêmes (ce à quoi travaillent ardemment de leur côté les illuminés du transhumanisme) que passe la pérennité de notre système économique qui repose sur l’hyper-marchandisation, c’est-à-dire par l’insertion dans cette sphère marchande de toutes les activités sociales, non seulement économiques, mais aussi culturelles, artistiques, sportives, relationnelles, etc. Or cette transformation rend très difficile, voire impossible, la prise de conscience massive indispensable à un sursaut citoyen. Il est là le noyau dur, lieu d’une nouvelle forme d’aliénation ; l’immense majorité des individus restent fascinés devant leurs écrans et leurs gadgets numériques, traqués par un nombre faramineux de sollicitations commerciales que ces objets relayent en permanence, incapables de s’en détacher, même en sachant qu’ils vont à leur perte, comme la proie devant le serpent. Il leur est impossible dans de telles conditions de solliciter en eux la fibre citoyenne indispensable au sursaut collectif nécessaire à une véritable mutation de notre système économique. Faudra-t-il consentir à la généralisation, dans le monde développé, du modèle de « démocratie illibérale », dont la Chine est le prototype, pour avoir une chance de surmonter les défis de demain, à commencer par l’écologique ? Entre écologie et démocratie faut-il choisir ?
Si la force du politique (dont il reste évidemment à préciser la figure, ce qui n’est pas une mince affaire) ne l’emporte pas sur les forces de ce nouveau monde marchand qui triomphe aujourd’hui, et dont le macronisme est – entre autres – un propagandiste/acteur zélé, si – pour reprendre l’illustration de départ – on ne maîtrise pas la place de la publicité dans les flux globaux d’information, si on n’encadre pas les stratégies de persuasion des grandes marques (très sophistiquées, et dont la publicité n’est même plus l’instrument principal), bref, si on ne s’attaque pas à cette cage de béton-marchand dans laquelle nos pitoyables parodies d’existence se déroulent, il est illusoire de penser que le défi écologique sera relevé dans un cadre démocratique.
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