« Si vous arrivez vers 13 heures, ce sera l’occasion de partager un petit repas bio ». Gaultier Bès, 27 ans, parle dans une langue extrêmement châtiée qui sent son normalien bien élevé. Il nous indique par texto l’adresse, à Dreux, où il réside avec son épouse, Marianne, 24 ans, et leur bébé de 6 mois. Si on a décidé de les rencontrer chez eux, c’est parce que ces deux figures du mouvement des Veilleurs ont décidé de vivre en conformité avec « l’écologie intégrale », prônée notamment par le pape François. Le jeune couple catholique est bien connu dans certains milieux pour son engagement, sans prosélytisme. Vivent-ils dans une yourte au fond des bois ? Plantent-ils des salades bios dans leur potager entre deux messes ? Ou bien ont-ils recruté un réfugié syrien pour s’en occuper ?
Première surprise : rien ne distingue la petite maison qu’habitent nos deux écolos cathos dans le centre-ville de Dreux. Nous sommes reçus très simplement au rez-de-chaussée, mais Marianne nous indique qu’il y a deux étages supplémentaires. À moins d’une heure et demie de Paris, le mètre carré est nettement plus accessible… Outre les poutres apparentes et de jolis crucifix disposés dans chaque pièce, l’intérieur de Gaultier et Marianne n’a rien de franchement spécial. On remarque simplement l’absence de télévision. Pas d’ordinateur non plus ? « Si, on s’est fait donner un PC par un ami mais je me rends souvent compte que je suis trop accro à la connexion », nous explique Gaultier, qui n’a pas de smartphone pour cette raison.
On papote un moment, et la conversation s’oriente rapidement vers les zadistes, le Comité invisible, les hippies de l’Ariège et leurs « modes de vie ». L’expression revient très régulièrement dans la bouche de nos interlocuteurs, tous deux enseignants dans le public mais qui parlent plutôt comme des profs d’université. Marianne raconte comment ils ont été accueillis par les opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : « On m’a dit : ni toi ni Gaultier n’êtes les bienvenus ! » Pas assez radicaux pour les rebelles professionnels des ZAD ? Gaultier s’inscrit en faux : « La radicalité oui, la marginalité non. On n’est pas des préados qui s’opposent à la norme ». Et de m’expliquer leur vision bien sage d’une radicalité qui « ne gêne pas le centre », mais qui consiste à « s’insérer dans une communauté existante ». C’est cette volonté de vivre autrement sans s’isoler de la cité qui définit, semble-t-il, leur « mode de vie », avec un leitmotiv : « la sobriété ».[access capability= »lire_inedits »] Vu leur mobilier, leur look et la ville où ils se sont installés, on ne peut que reconnaître la cohérence dont ils font preuve en la matière.
« Qui veut du vin ? », lance tout de même Gaultier, que son vœu de sobriété n’empêche pas de proposer un apéro à ses invités. Il précise immédiatement : « C’est un vin bio, je ne sais pas trop ce qu’il vaut, certains trouvent que c’est de la piquette… » C’est vrai, mais pas pire qu’un mauvais vin de table de supermarché. Sinon, il y a du jus de pomme bio fait maison. Après avoir picoré des chips et quelques olives avec nos hôtes, nous faisons le tour du rez-de-chaussée. À la cuisine, ils nous montrent la machine à pain et une autre pour faire ses propres jus de fruits. Le réfrigérateur sert désormais d’étagères de rangement. Marianne nous explique qu’ils sont en phase d’« expérimentation » depuis qu’ils ont « débranché le frigo et le congélo », il y a un mois. Raison invoquée par nos écolos radicaux : ces deux appareils représenteraient pas moins de « 35% de la consommation énergétique d’un foyer », et les déchets de la chaîne du froid « participent à hauteur de 5% à la destruction de la couche d’ozone ». Ah bon ? On croyait que la couche d’ozone allait beaucoup mieux…
Du coup, Gaultier et Marianne se sont bricolé un « frigo du désert » : un dispositif fondé sur le principe de la thermodynamique, constitué de deux pots en terre cuite, de sable et d’eau. Installé sous une petite véranda, il est censé maintenir les aliments au frais grâce à l’évaporation. Mais Marianne n’est qu’à moitié convaincue : « Ça marche bien dans les pays chauds, ici c’est moins sûr… » Les fruits et légumes bios qu’ils y conservent, ils les achètent au supermarché bio du coin, Symbiose. « À la campagne, paradoxalement, il faut prendre la voiture tout le temps, explique Gaultier qui se réjouit de pouvoir se rendre au travail à pied. Nous, on l’utilise une ou deux fois par semaine pour aller chez Symbiose, et c’est tout. » Le reste du ravitaillement de la petite famille est assuré par une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), pour 14 euros le panier hebdomadaire. Parfois, il y a de la viande, mais « nous sommes en transition vers le végétalisme », explique Marianne. En attendant, à notre plus grand soulagement, elle nous sert un bon petit plat de viande mijotée aux herbes aromatiques.
Leur mode de vie fondé sur l’écologie intégrale, ils l’opposent au « mode de vie industriel ». En bon agrégé, Gaultier explique qu’il s’agit de privilégier « la technique comme outil, contre la technique comme système », car « beaucoup de machines ne sont pas adaptées aux besoins du consommateur ». Exemple : « Les frigos pourraient être mutualisés, ils sont seulement nécessaires pour les collectivités, comme les écoles ou les hôpitaux. » Pas faux, sauf si on a un souci avec le soviétisme et si on préfère avoir de la bière au frais, pas trop loin de son canapé les soirs de match à la télé… Mais pour nos écolos intégraux, la consommation culturelle se limite – à l’exception sans doute des livres très sérieux empilés ici et là – à louer des CD et des DVD : « Il y a des médiathèques partout, pourquoi tout le monde aurait-il besoin de s’encombrer de tout ça chez soi ? » À propos de la dépendance aux technologies, Marianne évoque en termes plus terre à terre le problème de l’obsolescence programmée : « On m’a donné un smartphone, mais il était déjà dépassé, donc il ne marchait jamais comme je voulais. De rage, je l’ai cassé sur ma propre tête ! »
Le couple a donc toujours « récupéré » de vieux téléphones portables inutilisés par leurs amis. « Tout ce qu’on a ici vient du site Le Bon Coin, poursuit Gaultier. Et on vit beaucoup sur ce que les gens nous donnent ». On objecte poliment que demander à ses proches tout ce dont on a besoin, c’est tout de même un peu gênant… Il nous détrompe : « Ça se fait spontanément. » Marianne assure même qu’elle n’a rien acheté pour Félix, leur jeune enfant souriant et visiblement bien nourri, si l’on en croit ses joues rebondies. D’ailleurs, lorsqu’il se met à pleurer dans son parc, sa mère se lève pour aller le changer. On se permet de poser la question : « Et pour les couches, alors ? Il paraît que c’est une cochonnerie d’un point de vue écologique… » Marianne s’y attendait : « On utilise des langes, comme les anciens. C’est réutilisable et ça ne coûte qu’un euro. » Fichtre ! Et avec quelle marque de lessive les lavent-ils plus blanc que blanc ? « La lessive, on la fabrique nous-mêmes avec du bicarbonate de soude », nous sèche-t-elle définitivement.
Décidément, l’écologie intégrale a l’air d’être une activité à plein temps. « Si vous voulez, mais c’est un mode de vie désirable, jouissif, assure Marianne. Je préfère passer du temps à faire mon pain ou des conserves que devoir aller faire des courses au supermarché tous les jours. » Vu la déprime qu’on éprouve, personnellement, à faire la queue au Monoprix tous les soirs, elle marque un point. À propos de l’investissement en temps que requiert leur mode de vie, Gaultier ajoute qu’ils ont intégré le SEL (Service d’échange local), un système consistant à échanger une heure de travail contre une heure d’un autre travail : « Cela permet de recréer de la solidarité de quartier, et on se rend compte que les savoir-faire sont là, tout près de nous, à petite échelle. » Lui propose donc une heure de soutien scolaire contre un service de dépannage ou de plomberie, par exemple. Et ils ne vivent pas reclus, loin de là : « L’autre jour on a fait un apéro écolo à la maison : croque-monsieur végétarien aux champignons et au gouda », raconte Marianne, pour nous faire comprendre que nous ne sommes pas non plus chez d’austères mormons.
Au-delà du défi personnel que représente leur choix de vie « radical », nos deux hôtes se donnent-ils pour mission d’évangéliser les foules incrédules ? « Il y a une valeur de témoignage, quand on en parle dans ses cercles proches », affirme Gaultier. Et pour ce qui est de « théoriser tout ça », ils ont participé à la création de Limites, la « revue d’écologie intégrale » publiée par les éditions du Cerf. Mais la priorité ne semble pas être pour eux de forcer quiconque à se convertir à leur cause. « Même pour Félix, on se pose des questions, reconnaît Marianne. Si vraiment c’est trop dur pour lui de voir d’autres enfants porter des fringues de marques, on fera un effort pour qu’il n’en souffre pas. Mais je voudrais apprendre à mon fils qu’il y a des choses plus importantes. » Des choses comme la foi, sans doute, dont Gaultier et Marianne ne nous ont pas plus parlé que de la COP21, si ce n’est en évoquant la paroisse, où ils retrouvent nombre de membres des associations écolos du coin. On repart de chez ces professeurs exigeants avec une question digne du bac de philo : l’écologie est-elle une nouvelle religion, ou la foi conduit-elle naturellement à l’écologie?[/access]
*Photo: DR.
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