Dans le 93 ou les quartiers nord de Marseille, la décapitation de Samuel Paty par un islamiste ne poussera pas les familles juives à retirer leurs enfants des collèges et lycées publics: elles l’ont déjà fait depuis longtemps. Plus personne n’imagine qu’elles y reviennent un jour.
13 février 2019. Parlant d’intégration et d’islam sur France Info, Éric Ciotti s’exclame : « Est-ce qu’il y a encore un enfant juif dans une école publique de Seine-Saint-Denis ? » Dans les jours qui suivent, plusieurs articles viennent démentir le député LR des Alpes-Maritimes. Il était allé un peu vite en besogne. On en trouve encore quelques-uns. Dans quelques secteurs privilégiés du 93, comme Le Raincy ou Le Pré-Saint-Gervais, l’exercice ambigu consistant à chercher des élèves juifs (pour démonter qu’il n’y a pas de problème) n’est pas totalement vain, ce qui ne change malheureusement rien à la tendance de fond : les juifs ont massivement déserté l’enseignement public dans les banlieues – plus précisément dans celles qu’on appelle « quartiers populaires ». Ils ne fuient pas d’improbables maurassiens en culottes courtes ou l’afflux des élèves chinois (nombreux à Aubervilliers), mais un antisémitisme lié à l’islam. Pour le nier, il faut tout l’angélisme de Radia Bakkouch, présidente de l’association de dialogue interreligieux Coexister. Selon elle, « il peut y avoir de l’antisémitisme dans toutes les écoles, même en milieu rural ». Le propos prêterait à sourire si Coexister n’intervenait pas dans les collèges, avec l’aval du ministère, pour sensibiliser au vivre-ensemble et au dialogue interreligieux. Chez la plupart des interlocuteurs sérieux, l’heure n’est plus au déni de réalité. « Oui, les familles juives ont déserté, entre autres, les lycées des quartiers nord de Marseille », admet sans détour Bernard Beignier, recteur de l’académie d’Aix-Marseille.
Le silence de l’Éducation nationale
Ce n’est pas un scoop. Ancien principal de trois collèges marseillais, Bernard Ravet avait raconté, dans un livre publié en 2017[tooltips content= »Kero, 2017, avec Emmanuel Davidenkoff. »](1)[/tooltips], Principal de collège ou Imam de la République, comment il avait dissuadé des parents arrivant d’Israël d’inscrire leur fils dans un établissement dont il avait la charge, leur expliquant qu’il n’était pas en mesure d’y assurer la sécurité d’un élève juif. Le collège en question était Versailles, dans le 3e arrondissement, un des quartiers les plus pauvres de France. En 2004 déjà, Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l’Éducation nationale, évoquait, dans son fameux rapport sur les « signes et manifestations d’appartenance religieuse » à l’école, « des élèves d’origine juive, dont la sécurité n’est plus assurée dans nombre d’établissements publics ».
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Directeur de l’action scolaire au Fonds social juif unifié, Patrick Petit-Ohayon fait remonter le mouvement de départs « au début des années 2000, sur fond de seconde intifada ». L’antisionisme, vite teinté d’antisémitisme, a commencé à se manifester ouvertement dans les collèges et lycées, sans susciter une réaction institutionnelle à la hauteur. Fidèle à une tradition solidement établie, l’Éducation nationale ne voulait pas faire de vagues. « Nous avons observé les conséquences désastreuses pour les établissements scolaires d’une telle stratégie de la paix et du silence à tout prix… », écrivait Obin. En novembre 2003, le lycée juif Merkaz Hatorah de Gagny (Seine-Saint-Denis) avait été détruit par un incendie criminel. Venus sur place, les ministres de l’Intérieur et de l’Éducation nationale avaient refusé de nommer les agresseurs et les agressés. « La judéophobie est tout aussi condamnable que l’islamophobie » (Nicolas Sarkozy), « Ces incidents intercommunautaires sont graves, il faut aider les communautés à se réconcilier » (Luc Ferry).
Ma vie rêvée au bled, pour éviter les ennuis
La justice n’a pas toujours été beaucoup plus lucide. En 2004, le ministère de l’Éducation a été condamné à dédommager à hauteur de 1 500 euros la famille d’un élève musulman. Avec un camarade, il avait été exclu de son collège pour avoir fait tomber un élève juif dans un escalier, et pour l’avoir ensuite frappé alors qu’il était à terre. Les motivations antisémites n’étaient pas contestées, mais « aucune pièce du dossier n’établit la répétition » des faits, avaient considéré les juges, estimant en conséquence que l’exclusion était une sanction trop sévère[tooltips content= »Cour administrative de Paris, 1re chambre, 11 août 2004. »](2)[/tooltips].
« Les familles juives ont eu l’impression d’être lâchées par l’État », résume Jérémie Haddad, président des éclaireurs israélites de France. « Elles ne sont pas restées les bras ballants, elles ne se sont pas lamentées. Elles ont organisé l’exfiltration de leurs enfants. » Le mouvement s’est poursuivi à bas bruit pendant plus de 15 ans, sans sursaut de l’État. Il mesurait pourtant le phénomène. Dans sa réponse à une question écrite posée par le député RN Louis Aliot, le gouvernement admettait le 11 décembre 2018 que le nombre d’inscrits dans des écoles juives en Seine-Saint-Denis (3045 élèves) avait progressé de 12 % en un an seulement, de 2016 à 2017, ce qui est considérable.
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Au mieux, les enseignants du public qui ont tenté de réagir n’ont reçu aucun soutien de leur hiérarchie, aucun appui syndical. Au pire, ils ont été enfoncés. En 2019, une directrice d’école de Seine-et-Marne affichant 25 ans d’ancienneté a été rétrogradée au rang de remplaçante, avec baisse de traitement, pour avoir écrit sur son compte Twitter que les élèves antisémites devaient être « mis au pas ». La Fédération des conseils de parent d’élève (FCPE) a systématiquement minoré le problème, peut-être par intérêt bien compris. En 2019, au moment des élections de délégués de parents d’élèves, elle a lancé une campagne d’affichage nationale montrant une femme voilée, avec le slogan « Oui, je vais en sortie scolaire, et alors ? ». Un électoralisme particulièrement appuyé qui gêne certains conseils locaux. D’autres applaudissent, comme à Ivry-sur-Seine, où la FCPE compte une célébrité dans ses rangs : Assa Traoré, égérie du comité Justice pour Adama, antisioniste virulente.
Fuir l’antisémitisme et l’effondrement du niveau
Au bout du compte, le tableau d’ensemble est saisissant. Le privé juif sous contrat affiche une forme historique, avec 32 700 élèves à la rentrée 2020, soit 36 % de plus qu’en 2017. « Nous avons enregistré 600 élèves en plus entre 2018 et 2019 alors que la démographie devrait entraîner une stabilité des effectifs », souligne Patrick Petit-Ohayon. Venus du public, ils fuient souvent un climat pesant, sur lequel l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) a recueilli de nombreux témoignages.
« À la fin d’une intervention à Tremblay, une élève est venue me voir, raconte Noémie Madar, présidente de l’organisation étudiante. Elle était musulmane, son père était juif, elle voulait en savoir plus, mais elle n’osait en parler à personne dans son entourage. L’enseignante m’a dit : « On est au courant, on gère… » L’antisémitisme ne déclenche plus de levée de boucliers. C’est un problème qui se gère. L’UEJF intervient dans le secondaire pour faire un peu de pédagogie, mais la tâche est rude, comme en témoigne Noémie Madar. « Je dis à un jeune musulman que Gad Elmaleh est juif. Il est surpris, c’est un comique qui lui plaît. J’ajoute que moi aussi, je suis juive. Le jeune me tourne le dos et s’en va. » Yossef Murciano, secrétaire national de l’UEJF, se rappelle le cas d’un élève séfarade « qui s’inventait des souvenirs de vacances au bled à chaque rentrée pour éviter les ennuis ». Lors d’une rencontre à la faculté de Bordeaux, les délégués de l’UEJF ont fait les comptes : sur 25 étudiants présents, deux seulement avaient atteint le bac en restant dans le public. Les deux tiers avaient fait tout leur parcours dans l’enseignement privé juif ou catholique. Les autres avaient commencé dans le public, mais avaient préféré en partir, à un moment ou à un autre. Le tout pour une sécurité relative. « Quelques-uns des étudiants présents ce jour-là à Bordeaux étaient passés par l’école Ozar Hatorah de Toulouse », où Mohammed Merah a assassiné trois enfants en 2012, souligne Yossef Murciano.
Entre une horreur peu probable et l’assurance d’un climat quotidien fait d’agressivité plus ou moins larvée, les familles juives arbitrent. « Elles n’ont pas quitté l’enseignement public, mais les quartiers nord de Marseille, souligne Bernard Beignier. En termes de tranquillité, les établissements scolaires sont-ils vraiment le point critique du secteur ? Quoi qu’en dise Bernard Ravet, nous veillons sur nos élèves, dans l’enceinte des établissements. » Au-delà, c’est une autre affaire. S’afficher comme juif est délicat, dans la plupart des 72 cités des quartiers nord. Or, il se trouve que l’envie de s’afficher existe et se renforce probablement. Bernard Beignier insiste sur « la dimension positive du choix de l’enseignement privé juif, par des familles qui veulent légitimement perpétuer une histoire et une culture. » « L’attractivité actuelle de l’enseignement juif repose aussi sur une adhésion, bien entendu », confirme Patrick Petit-Ohayon.
Un retour en arrière inenvisageable
Attraction d’un côté, répulsion de l’autre. L’antisémitisme à l’école s’inscrit presque toujours dans une mauvaise ambiance générale, sur fond de niveau désastreux. « Quelle famille juive installée dans le 17e arrondissement de Paris aurait envie aujourd’hui de retourner à Sarcelles ou Aubervilliers, même si la tranquillité de leurs enfants était assurée à l’école ? » pointe Noémie Madar. « Il n’y aura pas de retour en arrière, pronostique Jérémie Haddad. La mixité confessionnelle telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1980 dans les écoles et les HLM de Créteil, Colombes ou Antony ne reviendra pas. »
« Le vrai enjeu aujourd’hui serait plutôt l’université », analyse Noémie Madar. Des élèves ayant passé toute leur scolarité dans un milieu scolaire où l’islamisme et l’antisémitisme étaient banalisés, non sanctionnés, arrivent aujourd’hui dans l’enseignement supérieur. Sous prétexte de manifestations de soutien aux Palestiniens, sur fond d’études décoloniales et de doxa indigéniste, les incidents s’enchaînent à Paris, Toulouse-Le Mirail ou Lyon 2. En mars 2018, les locaux de l’UEJF à Paris-Tolbiac ont été vandalisés et la porte taguée « local sioniste, raciste, anti-gays ». Symétriquement, souligne Yossef Murciano, des élèves qui ont réalisé leur parcours secondaire intégralement dans le privé juif sous contrat « angoissent excessivement à l’idée d’en sortir », comme si l’agression antisémite n’était pas un risque, mais une certitude. À tel point qu’un enseignement supérieur juif post-bac semble sur le point d’émerger, des lycées ouvrant des BTS !
« Ceux qui imaginent que la mort de Samuel Paty va provoquer une prise de conscience et un sursaut seront déçus, pronostique Catherine, enseignante en banlieue de Lyon passée par l’académie de Créteil. Il est trop tard. Les candidats ne se disputaient déjà pas pour être affectés en Seine-Saint-Denis ou dans la partie paupérisée du Val-d’Oise. Demain, il y en aura encore moins. Les rectorats seront aux abois. Ils prendront n’importe quel vacataire, avec un risque évident, retenir seulement des profs issus de banlieue que l’antisémitisme en classe laissera indifférents, car ils l’auront toujours connu. »
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