Accueil Édition Abonné « C’est parce que l’école est conservatrice qu’elle peut être progressiste »

« C’est parce que l’école est conservatrice qu’elle peut être progressiste »

Entretien avec Souâd Ayada, la présidente du Conseil supérieur des programmes (2/2)


« C’est parce que l’école est conservatrice qu’elle peut être progressiste »
Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes ©Hannah Assouline

Pour enrayer la dégringolade du lycée, la présidente du Conseil supérieur des programmes prône le retour aux fondamentaux. Reconnaissante à l’école républicaine de lui avoir permis d’échapper aux déterminismes sociaux et de servir son pays, Souâd Ayada entend réhabiliter les humanités, le sentiment national et la transmission des savoirs. Entretien (2/2).


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Mais, aux yeux de l’ancienne inspectrice que vous êtes, le niveau des profs dans leur discipline n’a-t-il pas également chuté ?

Les mathématiques et le français connaissent depuis quelques années une crise du recrutement de professeurs. À cela s’ajoute la multiplication des moyens d’accéder à l’enseignement, les concours externes et internes du Capes et de l’agrégation ne constituant plus la voie privilégiée. Plus généralement, dans toutes les disciplines, le corps des professeurs a beaucoup changé. J’ai constaté cela même en philosophie, une discipline qui n’est pourtant enseignée qu’en terminale. Je ne dis pas que les professeurs aujourd’hui sont mauvais, je m’interroge sur la généralité et la solidité de leur formation initiale. Au-delà de la question du niveau des professeurs, il faut interroger les formations universitaires. En philosophie, il était inconcevable d’obtenir la licence sans une honnête connaissance de Kant. Aujourd’hui, certains étudiants titulaires d’un master 2 ignorent tout de Kant, mais sont de fins spécialistes de la déconstruction et des théories du genre, du « care »…

Pouvez-vous donner des exemples concrets des problèmes dans les programmes ?

Les programmes de lycée, qui datent de 2010 pour la plupart d’entre eux, me semblent plutôt satisfaisants, du point de vue de leur contenu et de leur ambition. Je serai en revanche plus réservée sur les programmes de l’école primaire et du collège de 2015, notamment ceux de français et, dans une moindre mesure, ceux de mathématiques. Le ministre a demandé au CSP de clarifier et d’ajuster les programmes de français, de mathématiques et de l’enseignement moral et civique de la scolarité obligatoire. J’ai eu à cœur d’orienter les travaux (officiellement publiés en juillet) vers plus de simplicité en mettant l’accent sur ce qui est élémentaire et fondamental dans l’enseignement. En français, il s’agissait d’échapper à l’emprise des jargons, notamment logico-linguistiques dans lesquels s’inscrivait le fameux « prédicat ».

Je souhaite en revanche que l’histoire de France retrouve toute sa place dans l’enseignement de l’histoire

Et quels sont les problèmes de l’enseignement des maths ?

Comme vous le dites, il s’agit de problèmes d’enseignement, liés aux pratiques des enseignants, et non de problèmes de programme. Ceux-ci, d’ailleurs, n’ont été ajustés et clarifiés qu’à la marge. Les difficultés de nos élèves tiennent au fait qu’on n’exige plus d’eux l’apprentissage systématique des tables de multiplication, qu’on discute avec eux, les élèves, des différentes façons de poser la division. Notre travail a surtout insisté sur la nécessité d’instituer des automatismes, de mettre en place des rituels pour le calcul mental. C’est en créant des automatismes qu’on libère l’esprit des élèves pour les opérations plus complexes.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Plusieurs facteurs sont en jeu, parmi lesquels l’influence considérable des constructivistes, de ceux qui défendent l’idée que l’élève construit ses savoirs, et que le maître n’est donc pas le tenant d’un savoir qu’il transmet ; l’inflation des métadiscours, par exemple ceux qui affirment la nécessité d’apprendre à apprendre, de comprendre et de critiquer avant d’apprendre quoi que ce soit. Des évidences ont été bafouées au nom de la créativité et de la liberté innées des élèves. Je crois aussi que l’introduction du numérique, dès l’école primaire, a joué un rôle néfaste. On invite ainsi les élèves à « manier efficacement » le clavier et à utiliser le traitement de texte avant même qu’ils ne maîtrisent le geste graphique.

D’ailleurs, on a été sidérés de découvrir que, jusqu’à présent, les portables étaient autorisés à l’école !

L’institution scolaire est, en effet, pleine de contradictions. Je m’interroge toutefois sur les moyens qu’elle se donnera pour faire appliquer effectivement l’interdiction du portable à l’école et au collège. Je me demande aussi si l’ambition est tenable quand les professeurs, les inspecteurs, la société sont continûment connectés. Il en va, à l’école, de l’exemplarité dont les adultes sont capables de témoigner.

Autre discipline problématique, l’histoire. Un professeur nous a raconté qu’il avait du mal avec l’idée de l’enseignement du fait religieux, qui sort les religions de leurs contextes. Pourquoi ne pas parler des religions dans le cadre du programme « normal » d’histoire ?

C’est, en effet, dans l’enseignement de l’histoire et de la géographie qu’il convient d’introduire l’enseignement du fait religieux. Ce que l’école peut enseigner des religions, c’est leur dimension historique, selon les règles de la méthode historico-critique. Ainsi, pour toutes les religions, sans exception, il faut inscrire les figures de leurs fondateurs dans leur contexte socioculturel, décrire les principaux moments de la composition des textes canoniques. Bref, ne rien céder sur le plan de la vérité historique !

Patrick Boucheron occupe une chaire d’histoire moderne au Collège de France. Il représente une vision de l’histoire complètement idéologique où les nations – et la France – ont disparu. Cette conception influence-t-elle les professeurs d’histoire ?

Je ne saurais me prononcer sur l’influence de Patrick Boucheron sur les professeurs d’histoire. Je souhaite en revanche que l’histoire de France retrouve toute sa place dans l’enseignement de l’histoire. Cela ne signifie pas qu’il faut revenir à l’histoire de Lavisse. Je pense toutefois que l’on pourrait tirer profit de la vision de l’histoire de Malet et Isaac, qui partant de la France ouvre la perspective historique au reste du monde. Je crois nécessaire d’enseigner les moments essentiels de la construction de la nation française, non seulement la Révolution française, mais aussi les étapes de sa longue histoire. Il faut sans doute davantage souligner les repères chronologiques, fixer des dates et dresser le portrait vivant des acteurs de l’histoire. Pour que les élèves comprennent le temps présent, il conviendrait de faire le récit des relations plurielles et complexes que la France a nouées avec l’Europe, avec les mondes étrangers aux courants majeurs de la civilisation européenne, par exemple le monde arabe. L’enseignement de l’histoire doit aujourd’hui, plus que jamais, promouvoir le sentiment d’appartenir à la nation. Il doit aussi assumer ses missions « ordinaires » : instruire, élever le niveau de connaissances, former le jugement. C’est l’école comme telle qui doit redevenir « libérale », au sens premier du terme : un lieu désintéressé et rétif aux pressions sociales de tous ordres.

Pour réinstaurer une école « libérale », les humanités ont-elles encore du sens ?

Oui, absolument. La réforme du lycée général prévoit d’ailleurs la création d’un nouvel enseignement de spécialité « Humanités, littérature et philosophie » au cycle terminal. L’idée est de placer les humanités au cœur de l’enseignement, en visant l’édification intellectuelle et morale de l’« honnête homme ». Cela exigera que l’on mette l’accent sur des penseurs « complexes », Pascal, par exemple, pour montrer la profonde unité des sciences et des lettres dans la formation de l’esprit. L’enseignement des humanités les unit parce qu’elles ne sont pas séparables. Il s’ancre dans le passé et, en ce sens, il est conservateur.

On critique beaucoup les professeurs, sans admettre qu’il faudrait être un saint pour enseigner dans certains endroits pour un salaire de 1 500 euros

Si on vous suit, l’école est structurellement un lieu conservateur.

Je le crois profondément, et c’est parce qu’elle est conservatrice que l’école peut être progressiste. Hannah Arendt a dit cela bien mieux que moi. Je refuse la dualité réductrice dans laquelle, malheureusement, s’enferment les débats concernant l’école : d’un côté les progressistes ouverts sur l’avenir, de l’autre les conservateurs agents d’une réaction nostalgique du passé. Je vois de la vertu dans l’attitude qui situe les choses de l’esprit dans la profondeur de leur histoire et nourrit une vision intellectuelle et morale qui ne se satisfait pas du présent – au risque de passer pour « réactionnaire ».

Ce projet ambitieux implique de renouer avec l’exigence et une certaine autorité…

Le malaise de l’autorité est au cœur du malaise de l’école. Référons-nous là encore aux analyses d’Hannah Arendt : la crise de l’autorité à laquelle nous assistons procède pour partie de la confusion, voulue et entretenue, de l’autorité et du pouvoir. Or l’autorité – un certain discours animé par l’exigence de vérité – n’est pas le pouvoir. Pourtant, à partir des années 1970, à l’école notamment, là où on en a le plus besoin, l’autorité est devenue suspecte et synonyme de conservatisme.

La baisse de l’exigence s’explique-t-elle aussi par la volonté d’accueillir l’immigration ?

Cette baisse de l’exigence me semble directement liée à la massification de l’école, en lieu et place de sa démocratisation. La création du collège unique en 1975 est à mes yeux une étape importante dans cette massification. Dans le paysage scolaire français, le collège peine à trouver sa place : il n’est plus vraiment un lieu d’enseignement secondaire, sans pour autant consentir à être un lieu d’enseignement primaire. Et puis la société française fait peser sur son école des attentes démesurées. Or l’école ne peut pas tout.

Quelle est la part de l’évolution des professeurs dans ce paysage ?

Il faudrait que les professeurs ne doutent pas de leur capacité, par ce qu’ils transmettent, de transformer effectivement leurs élèves. Malheureusement, ils semblent aujourd’hui gagnés par le scepticisme. Beaucoup ne croient plus en ce qu’ils font, en ce qu’ils disent à leurs élèves, en leur mission. On les critique beaucoup aussi, sans admettre qu’il faudrait être un saint pour enseigner dans certains endroits pour un salaire de 1 500 euros. Il fut un temps où les professeurs de lycée qui enseignaient à Paris pouvaient vivre boulevard Raspail. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux ne peuvent même pas imaginer se loger à Paris !

Sans prétendre résoudre toutes les difficultés du monde enseignant, comment mesurerez-vous la réussite de la « révolution Blanquer » ?

Sans doute s’agit-il d’un rêve, mais il faudrait faire de l’école une cause nationale qui transcende les partages idéologiques et les appartenances partisanes. Chose éminemment politique, l’école ne devrait pourtant pas être l’affaire de la politique et des hommes politiques. Ce paradoxe un peu obscur est pour moi une manière de signifier que l’école doit se soustraire autant que possible à la politique. Disant cela, je forme pour le ministre Jean-Michel Blanquer le vœu qu’il puisse poursuivre son travail dans les années à venir. L’école a besoin de renouer avec la confiance. Or, la confiance a besoin de temps pour se construire et s’installer.

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Septembre 2018 - Causeur #60

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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