« Nos élèves de CM2 ont le niveau de ceux de troisième dans le public », fanfaronne au téléphone la voix d’Erika Léger. L’attachée de presse du Cours Hattemer peut être fière : son école n’est pas visée par l’enquête du Parisien selon laquelle un collégien de troisième sur cinq ne serait pas capable de résoudre des problèmes mathématiques du programme de… CM2. Pas étonnant, le Cours Hattemer a sa propre façon de faire : méthode syllabique, classement hebdomadaire des élèves et remises de prix, c’est un peu l’école des années 1950. Seulement voilà, le Cours Hattemer, c’est chic et c’est cher : au collège, pas moins de 10 000 euros l’année. Comme l’École alsacienne ou les grands lycées parisiens, le Cours Hattemer est réservé aux élites. Comme le chantait Sting à propos des Russes, les riches aussi aiment leurs enfants. Pour eux, ils veulent le meilleur – qui, faut-il le préciser, ne ressemble que de loin à l’école que nos gouvernants concoctent pour la masse.[access capability= »lire_inedits »]
Tradition, distinction, ici, on annonce la couleur : « Depuis 1899, l’École des Roches forme l’élite nationale et internationale. » L’établissement a la réputation d’accueillir nombre d’enfants de ministres et de diplomates. « Bonjour madame, bonjour monsieur. » Ici c’est grand, ici c’est vert, les piafs gazouillent, et même les mômes sont à peu près polis. À 100 km des premiers collèges Voltaire ou Malraux des ZUP de banlieue parisienne, Verneuil-sur-Avre, dans l’Eure, grouille d’une faune bien peu commune : des profs qui ne craignent pas leurs élèves et des élèves qui respectent leurs profs. En prime, pas de parents hystériques, « les Roches » sont un pensionnat. « Vous êtes très occupés ? Confiez-nous vos enfants en toute sécurité », exhorte leur site Internet. Et si ces chers parents ont le temps de rendre visite à leur progéniture, ils peuvent le faire en jet ou même en hélico : les 60 hectares du domaine des Roches sont prêts à les accueillir. Nikolay est un Russe du Koweït. Ses parents ne sont « que » professeurs de médecine, mais, l’année de ses 16 ans, ils ont décidé de l’envoyer finir sa scolarité en France. Environ 20 000 euros l’année, « c’est moins cher qu’en Angleterre ». Alors, tiré à quatre épingles dans l’uniforme bleu marine des Roches, le double mètre du « capitaine » de l’ensemble des élèves nous fait visiter sa « deuxième maison ». Trois terrains de tennis, un de football, un autre de rugby, une piscine, des paniers de basket et même… une piste de karting. « Aux Roches, je n’ai jamais manqué de rien », confirme-t-il sans peur du pléonasme alors qu’il croise deux jeunes filles en jogging qui gambadent dans tous les sens. « Ce n’est rien, elles font leur course d’orientation. » Il leur indique une direction. « Elles doivent retrouver des bornes aux quatre coins du domaine en un minimum de temps. » Folklore ? « Pédagogie active », répond le principal, Frédéric Catogni. « C’est à l’École des Roches qu’ont été inventés le scoutisme et les travaux pratiques », assure l’homme au crâne dégarni. La plupart de ses 400 élèves sont nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, mais, ici, on leur apprend à s’en servir. Et sans l’aide de personne.
« Nous partons du principe qu’il faut responsabiliser et valoriser les élèves, nous les considérons comme de jeunes adultes », embraye Catherine Janvier, la directrice du collège, qui nous conduit au cours d’anglais de Mme Lindsay, une Britannique. Là, ses « jeunes adultes » se concertent, se lèvent, puis se jettent dans l’arène, au cœur d’une classe disposée en cercle. Deux petits Africains jouent une scène autour d’une veste qui recouvre un cartable. Il fait office de corps : les deux enquêteurs racontent la vie de Jack l’Éventreur. Ils lèvent les bras, s’exclament et font mine de s’engueuler, on se croirait dans un film d’Eddie Murphy. Amusée, Mme Lindsay se contente de corriger : « Ce sont eux qui font le cours et recherchent les informations. » En moins d’une heure tout est bouclé, car, dans cette classe, ils sont 14. Trois fois moins que dans certains collèges publics.
L’École des Roches, elle, est privée mais sous contrat. Elle applique le programme de l’Éducation nationale, mais à sa manière : « L’adhésion de l’enfant est primordiale », insiste Catherine Janvier, les yeux emplis de fierté. On comprend vite pourquoi c’est Nikolay qui a été choisi pour faire le guide : arrivé seul, il y a trois ans, sans parler un mot de français, le grand binoclard de 18 ans à la conjugaison parfaite s’est rapidement intégré. Ou presque. « Au début, je me sentais abandonné, j’appelais mes parents tous les jours pour qu’ils me fassent rentrer, j’avais beaucoup de mal à vivre en communauté. » Mais aujourd’hui, tous le saluent. Et lui s’émerveille : « Un an en France vaut quinze ans au Koweït. C’est Napoléon qui a mis en place le système français, il est plus dense et plus rigide que le modèle anglais. » Et la rigidité, le Russe ne déteste pas. Pour l’instant, il s’interdit les filles, et pour la suite, il pense à Lille, pas à Paris : « Trop de tentations. »
Car loin de se limiter à un strict devoir d’instruction, les Roches se veulent une école de la vie. Certes, le taux de réussite au bac frôle chaque année les 100 %, mais le bac, tout le monde l’a, l’essentiel n’est donc pas là. Il faut savoir se tenir droit et adopter « les valeurs rocheuses ». « Respect, générosité, solidarité, sens de l’effort, rigueur, exigence, énumère Catherine Janvier. Nous leur inculquons des valeurs humanistes. » En d’autres termes, être à l’aise dans son futur milieu. On aime à se le répéter, l’École des Roches forme des « élites ». « Une élite…, euh…, ce sont ceux qui vont avoir des responsabilités dans le monde de demain mais qui auront reçu une formation où l’empathie aura toute sa place », bafouille l’éducatrice. Est-ce à dire qu’aucun élève des Roches n’est devenu trader à Wall Street ? « Euh…, ce n’est pas à moi de répondre à ça. »
Installés dans leur petit costume, les minots de l’école primaire ont déjà la tête de l’emploi. Eux ne se rêvent pas pompiers mais stylistes ou chefs d’entreprise. Coupés, déjà, d’une partie de la société. Tant mieux, ici on leur apprend à bien penser. L’école est internationale. Parce que, aujourd’hui, les élites sont mondialisées. À l’entrée du domaine, une enfilade de drapeaux, dont celui de l’ONU, s’étend sur une centaine de mètres. Aux Roches, plusieurs dizaines de nationalités sont représentées, le nouveau site de l’école est en anglais – la version française attendra –, et sur les murs des classes des dessins proclament « Je suis Charlie ». « Nous formons des citoyens du monde ! », déclare, ravi, le principal Catogni, nommé depuis la rentrée par GEMS Education, la multinationale émiratie qui s’est offert l’institution.
À Verneuil-sur-Avre, comme dans Harry Potter, les élèves sont organisés en maisons et, bien sûr, chacun finance sa propre association. Dans quelques jours, une soirée est prévue parce qu’en Afrique des petits Noirs meurent de faim. L’évergétisme comme seul contact avec la réalité.
Les élèves n’ont qu’un accès limité à l’actualité, et quand on demande à Nikolay s’il connaît des gens d’un autre milieu, le jeune homme paraît surpris : il a du mal à se figurer que cela existe. Pour mieux nous expliquer, l’élève modèle se sert de ses doigts, dessine un rond, et se justifie en rigolant : « Vous voyez, ça, c’est le globe. Eh bien, les Roches, c’est à côté. »[/access]
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*Photo : L’école des Roches
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