Pendant quarante semaines, les étudiants à l’École nationale de la magistrature partent en stage dans une juridiction. Le Syndicat de la magistrature a mis en place un questionnaire anonyme permettant de remonter les « propos humiliants » pouvant survenir pendant cette période. Une libération de la parole à saluer, ou de lamentables… lamentations ?
En 2021, la section du Syndicat de la magistrature (classé à gauche ou à l’extrême gauche) de l’École nationale de la magistrature (ENM) a mis en place un questionnaire anonyme sur les stages en juridiction pour, paraît-il, « objectiver » le ressenti négatif, les abus perçus par une majorité d’auditeurs de justice : « propos humiliants, dégradants, sentiment d’être rabaissé… »[1] Cette initiative a eu un tel succès qu’elle a été renouvelée en 2022. Pour avoir connu moi-même ce type de stage il y a plus de cinquante ans, j’admets bien volontiers que les auditeurs, selon leur caractère et l’accueil qui leur est réservé dans chaque juridiction, peuvent être plus ou moins satisfaits de leur expérience. Mais cela restait à l’époque dans le domaine singulier et trouvait une solution dans un dialogue direct avec tel ou tel responsable, tant au parquet qu’au siège, au civil et au pénal. Rien à voir donc avec la systématisation d’un questionnaire qui incite au pessimisme et qui, proposé par un syndicalisme très partisan, a sans doute pour finalité de favoriser des aigreurs, des réclamations, des mécontentements, des susceptibilités et des contestations de nature à mettre en cause, peu ou prou, la hiérarchie judiciaire incarnée par des représentants variés.
Nouvelles générations geignardes
Au-delà de la possible partialité d’une telle entreprise qui place de toutes manières les auditeurs en situation de dépendance ou de revendication, je suis frappé de constater comme les doléances des auditeurs qui ont répondu les inscrivent dans une culture de la plainte. Laissant entendre qu’ils ont été, en certaines circonstances, victimes, stigmatisés, humiliés et en proie « à un ou plusieurs problèmes de comportement ».
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Ce dolorisme subtil, insinuant, sollicité, quand on aurait plutôt attendu de cette jeunesse aspirant à un grand métier, énergie, enthousiasme, passion et fierté, a pour conséquence de lui faire perdre toute conscience d’elle-même : amoindrissement favorisé par la direction de l’ENM puisqu’un directeur adjoint soutient « que le fait d’être évalué en permanence peut faire obstacle à la libération de la parole et au signalement ». Avec la tentation perverse de supprimer le classement : plutôt que de se battre et d’enseigner tout simplement la vie, on n’hésiterait pas à éradiquer les inégalités naturelles (et formatrices) de l’existence et des stages ! Cette culture de la plainte habitue, à un stade précoce, quand tout serait encore possible et révisable, les étudiants magistrats à ne pas se faire confiance, à se défier d’eux-mêmes, à incriminer des forces supérieures qui seraient prétendument créatrices d’injustices pour ces êtres trop rapidement blessés ou offensés. Ce n’est pas rien que cette dépendance structurée si tôt qui, par la suite, l’auditeur devenu magistrat du siège ou du parquet, le confirmera dans une attitude au moins de relative soumission se résumant par cette certitude que sa liberté doit plier face à l’injonction du supérieur.
Où sont le courage et l’orgueil ?
À force de ne pas apprendre à l’auditeur à affronter les aléas inévitables d’un stage qui aussi réussi qu’il soit peut cependant engendrer des contrariétés, on ne forme pas sa personnalité, on déforme son tempérament, on ne le prépare pas à une posture de normalité courageuse, de loyauté intrépide. À être un magistrat capable d’offrir demain au peuple français une palette à la fois humaine et technique, juridique et sensible.
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Cette culture précoce de la plainte aboutit à ce paradoxe que sur les plans judiciaire et médiatique, l’actualité de la Justice se résume souvent entre une quotidienneté sans éclat, une multitude de comportements et de pratiques acceptables et classiques et des moments forts d’indépendance et de résistance qui honorent leurs créateurs en même temps qu’ils suscitent parfois l’ire du garde des Sceaux. Par exemple, ce que Mediapart a appelé : « Macron, Marseille et la Justice : les magistrats à l’épreuve du pouvoir personnel »[2].
L’idée de supprimer l’ENM ayant été abandonnée, il est fondamental de lui assigner comme mission ce qui ne saurait être reporté à plus tard: substituer à une culture de la plainte une vision de courage et d’orgueil. Les magistrats de demain seront remarquables si les auditeurs d’aujourd’hui s’y préparent.
[1] https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/04/09/magistrature-des-comportements-degradants-signales-par-des-etudiants-de-l-enm-en-stage-en-juridiction_6226777_3224.html
[2] https://www.mediapart.fr/journal/france/090424/macron-marseille-et-la-justice-les-magistrats-l-epreuve-du-pouvoir-personnel
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