Le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, bouleversé par les assassinats sauvages de Charb, Cabu, Wolinski, Tignous et tous les autres, je décide d’en parler avec mes élèves. Ce 8 janvier en salle des profs peu avant 8 heures du matin, les enseignants vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Certes, nous discutons de la tuerie perpétrée par les frères Kouachi mais personne ne pose la question pédagogique du jour : que faire dans quelques minutes avec nos élèves ?
Avec un petit groupe d’enseignants, j’estime qu’il faut marquer le coup. Nous décidons ainsi de rassembler nos élèves, âgés de 15 à 21 ans, dans la cour à midi pour leur faire observer une minute de silence. Le proviseur étant introuvable, son adjoint nous donne son accord en y ajoutant une seule consigne : seuls les professeurs qui le « souhaitent » – c’est-à-dire ceux qui s’en sentent le courage – feront participer leur classe à notre initiative. Mes collègues et moi-même obtempérons sans hésitation, conscients que si cinq cents ou six cents élèves s’amassent dans la cour accompagnés d’enseignants dépassés, la situation risque de dégénérer.
A ce stade, il me faut préciser que mon lycée compte 99% de garçons, dont beaucoup sont issus de familles musulmanes ou de couples mixtes. Par le passé, j’ai déjà entendu plusieurs de mes élèves musulmans se plaindre de la malveillance que certains Français « de souche » nourrissent à leur égard. Quoique détenteurs du passeport tricolore, ces jeunes gens se déclarent ne pas se sentir pleinement Français en raison de l’hostilité qu’ils rencontrent chez une partie de la population.
Instruit par cette expérience, j’enfile mes habits de hussard noir avant d’entrer dans ma classe du jeudi matin. Puisque l’occasion fait le larron, j’explique à ces citoyens en herbe pourquoi la tragédie de Charlie Hebdo doit nous rassembler autour des valeurs de la République, telles que la liberté d’expression et le droit au blasphème. Anticipant les objections, je confesse avoir été parfois choqué par des caricatures de Jésus apparues dans Charlie Hebdo qui pouvaient heurter ma conscience de chrétien. Mais j’ajoute me sentir profondément ébranlé par cet attentat inqualifiable. Pour mieux me faire comprendre, j’évoque notre tradition anticléricale et remonte aux origines de la laïcité qu’une immense majorité de Français – athées, agnostiques ou religieux – considère comme un acquis irréversible. Au passage, je me dis solidaire de mes élèves musulmans, les exhorte à la sérénité et conclus mon intervention par un appel à leurs coreligionnaires. Je crois bon d’ajouter que tous les musulmans devraient se désolidariser clairement des tueurs et préciser que la pratique de l’islam n’induit pas le meurtre des « blasphémateurs ».
Parmi mes élèves de 2nde et de 1ère professionnelle, beaucoup acquiescent, toutes origines confondues. D’autres lancent : « Ces terroristes ne sont pas musulmans, notre religion ne nous autorise pas à tuer, la vie est sacrée » ou encore « Ces terroristes salissent l’image des musulmans. » L’air hagard et désemparé, un groupe garde le silence. Son mutisme semble provenir d’un manque de connaissances religieuses et/ou du discours bien différent que ses membres ont entendu à la maison et qui les empêche d’adhérer totalement à mes propos. Chez bien des garçons au visage grave, le regard et l’attitude quasi-immobile trahissent de l’appréhension. Nombreux sont ceux qui s’inquiètent d’une éventuelle multiplication des attentats et violences intercommunautaires, allant jusqu’à craindre une guerre civile. Certains élèves non-musulmans hésitent à afficher leur désaccord avec leurs condisciples musulmans… Il faut dire qu’une forme insidieuse de racisme anti-blanc s’est depuis longtemps installée dans l’établissement, au vu et au su de professeurs qui s’en accommodent, histoire de ne pas se coltiner une difficulté supplémentaire.
En fin de compte, ce sont mes étudiants de BTS qui mettent les pieds dans le plat. J’entends dans la bouche de quelques-uns le fameux « Charlie Hebdo l’a bien cherché ». Sans haine ni violence, ces jeunes musulmans essaient de transiger avec nos valeurs : « oui bien sûr, on ne tue pas pour des dessins, mais quand même… on ne touche pas au Prophète ». Je hausse alors le ton : « Vous devez accepter qu’on se moque du prophète puisque dans notre pays, vous pouvez pratiquer librement votre religion. »
Deux élèves refusent obstinément d’entendre raison. Ils soutiennent mordicus que la liberté d’expression doit s’arrêter aux portes du blasphème. Peu à peu, l’échange glisse sur la question de l’islam de France : mes contradicteurs jugent les institutions musulmanes vendues au gouvernement français. A leurs yeux, il n’est qu’un seul véritable islam, pur de toute compromission, qu’on ne saurait appeler à se réformer. Le lendemain, ils se montreront particulièrement sages et courtois en cours… sans doute par crainte de s’être trop livrés la veille !
La minute de silence se déroule à midi sans aucun incident.
Quelques jours plus tard, le lundi 12 janvier, le chef de l’établissement et le ministère de l’Education n’ont toujours pas donné signe de vie. J’ai bien conscience que le « débat » de la semaine précédente est resté sans effet, aucun de mes élèves n’ayant apparemment participé aux manifestations monstres de la veille. Quant au proviseur, on l’attend toujours…
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