Depuis trois ou quatre décennies, nous assistons, assez impavides, dans les « cités », à l’extension continue de la délinquance, l’enrichissement par le trafic de drogue, la « révolte » destructrice, le rejet de toute autorité. Au refus des règles communes, s’ajoutent les pratiques agressives, dites ethniques ou communautaristes, les brutales incidences racistes et sexistes. Les plus atteintes des zones concernées sont en quasi-sécession par rapport à la République. A l’anomie, à la relégation sociale, au relativisme moral, à la disparition des repères, s’ajoute le repli des Institutions, jusqu’au relatif, certes, mais très sensible abandon de l’Etat. Qui entraîne l’extraordinaire affaiblissement du rôle de l’école comme moyen de promotion socio-professionnelle et culturelle – jusqu’à l’illettrisme, l’obscurantisme, la délinquance.
La lâcheté, mère de tous les maux
Personne de sérieux ne doute plus que de nombreux collèges et lycées de France soient atteints, et pour certains gangrenés, par ces facteurs négatifs et destructeurs, désormais indurés et difficiles à appréhender, portant ainsi politiques et personnels au découragement, au pessimisme et donc à une prudente abstention, sinon à des réactions inadaptées et contre-productives. Dans son livre magnifique, Prof, Sylvain Bonnet met notamment l’accent sur le caractère insupportable de la violence dans l’école, et sur la « lâcheté » de tous ceux qui l’admettent, la tolèrent, sinon la justifient pour de perverses raisons idéologiques.
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Or, d’une manière générale, tout ce qui empêche tels et tels établissements scolaires de fonctionner normalement, en particulier la violence sous toutes ses formes, constitue l’injustice principale, et de loin, de notre système scolaire et même social. Dans ce contexte spécifique, la mise en œuvre stricto sensu de la disposition administrative majeure que constitue la « carte scolaire » soulève une immense question. Certes, la carte scolaire en soi, et dans une situation disons normale, constitue un instrument nécessaire de bonne gestion des effectifs scolaires. Mais dans les conditions actuelles, sa stricte application pour contraindre des milliers d’élèves, souvent les plus défavorisés, à la scolarisation dans des établissements parmi les plus touchés par ces maux, représente bien plus qu’une simple et banale iniquité : un grave scandale, fruit de l’impéritie, de la faiblesse – et au fond de l’indifférence pour la situation réelle de ces adolescents.
« Les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants »
Il apparaît, tout d’abord, intellectuellement invraisemblable que l’on continue aujourd’hui, contre les affirmations des enseignants les plus équilibrés et bienveillants et des véritables penseurs du sujet, progressistes et conservateurs confondus (Alain, Fernando Savater, Hannah Arendt…, sans même évoquer les fondateurs de notre école républicaine), à entretenir la confusion entre le pathologique autoritarisme et l’autorité sereine et désintéressée. « Que, dans ce monde de facilité et de gaspillage, l’école reste le seul lieu où il faille prendre de la peine, subir une discipline, essuyer des vexations, progresser pas à pas, vivre, comme on dit, « à la dure« , les enfants ne l’admettent pas parce qu’ils ne peuvent plus le comprendre. », relève Savater. De son côté, Hannah Arendt affirme avec force que « les enfants ne peuvent pas rejeter l’autorité des éducateurs comme s’ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d’adultes – même si les méthodes modernes d’éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer ! » Géniale pionnière dans ce champ, Arendt ajoute que « l’ambiguïté quant à l’actuelle disparition de l’autorité n’est pas possible. […] L’autorité a été abolie par les adultes, et cela ne peut signifier qu’une seule chose : que les adultes refusent d’assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants. »
Et c’est cette même réalité qui porte Savater à la conviction que « ce ne sont pas les enfants qui se rebellent contre l’autorité des éducateurs, ce sont les grands qui les y poussent, en les précédant dans cette rébellion. Et qui du coup se déchargent de l’obligation de leur opposer cette résistance cordiale mais ferme, patiente et complexe, qui doit les aider à grandir droit vers la liberté adulte. » Certes, c’est toute notre conception de l’autorité qui est à profondément repenser dans l’institution scolaire, l’autorité traditionnelle ne fonctionnant plus aujourd’hui de façon satisfaisante. Mais ce serait faire preuve d’un dangereux angélisme que de penser que nous pouvons, adultes, enfants et adolescents, nous dispenser d’un levier anthropologique aussi puissant que l’autorité. Cette vertu constitue le squelette de nos institutions : qu’on la brise, et c’est l’écroulement de toute notre vie sociale. Et quand l’Institution scolaire elle-même n’est plus convaincue de la légitimité et de la validité de ses propres valeurs, et des moyens de les faire vivre et respecter, comment ses serviteurs les plus loyaux et engagés pourraient-ils valablement les représenter et les assumer ?
Un cadre nécessaire
De son côté, le biologiste André Langaney, qui ne passe pas pour un esprit rétrograde, écrit ceci, qui est capital : « La contrepartie de l’indétermination [spécifiquement humaine] est très lourde […] : il faut, à toute population humaine, un cadre culturel et social assez strict pour assurer, sans faiblir, [des conditions d’existence] minimales. La rigidité des coutumes et de l’éducation est la contrepartie nécessaire de la souplesse du programme génétique et de l’adaptabilité des comportements. » Transposé de l’aspect biologique au plan éducatif, c’est très exactement le discours que tient Arendt lorsqu’elle affirme qu’on ne peut liquider la tradition et l’autorité dans l’école sans la vouer à disparaître.
Et d’ailleurs les enfants que l’autorité bienveillante a abandonnés ne peuvent plus la reconnaître nulle part, en auraient-ils un besoin éperdu, et serait-ce dans des maîtres de qualité. Fréquemment en révolte, toujours en souffrance, ils sont aussi de ceux qui grèvent le plus lourdement l’institution, comme le devenir de leurs camarades. Sylvain Bonnet n’hésite pas à affirmer qu’« un enfant en échec scolaire est, d’une certaine façon, un enfant battu. Continuellement repris, mal aimé, mais pas délaissé pour autant – ce qui eût constitué une contrepartie rendant la situation plus vivable -, il subit les vexations quotidiennes de celui qu’on dévalorise sans jamais le laisser en paix. Quoi d’étonnant à ce que certains finissent par devenir méchants ? ».
« Le facteur majeur de ségrégation scolaire et sociale n’est ni ethnique, ni socio-économique, mais socio-culturel »
Je reviens à la question qui me tient particulièrement à cœur : dans les conditions que nous venons de décrire, l’obligation en principe rigoureuse pour tous les élèves de se plier aux règles de la carte scolaire (on sait que certaines familles parviennent à s’en dégager…) revient à en condamner une part considérable à stagner dans des lieux débilitants, quand ce n’est pas à pâtir d’une délinquance tolérée et dans tous les cas à être privés du droit fondamental à bénéficier d’une instruction publique de bonne qualité leur garantissant un avenir digne.
L’administration semble se trouver ici à la croisée d’impératifs contradictoires : la générosité de l’égalité républicaine, l’impératif d’autorité et la nécessité d’une gestion nationale rationnelle des flux d’élèves. Mais en vérité ces trois obligations ne constituent qu’une unique responsabilité, fondamentale : celle de procurer à tous les enfants et adolescents, dans des conditions dignes, un enseignement de qualité. Ce qui implique que cette même administration s’en donne les moyens, largement moraux, en ce qu’ils relèvent du devoir d’état, de la bonté impersonnelle et du courage ! Cette tâche est d’autant plus instante et incontournable aujourd’hui pour l’Institution scolaire que son propre coût est notamment grevé par la difficile mais impérieuse nécessité d’intégrer des populations parfois fort éloignées de la culture française. Or, affirme Sylvain Bonnet, « il est essentiel de prendre en compte le fait qu’aujourd’hui le facteur majeur de ségrégation scolaire et sociale n’est ni ethnique, ni socio-économique, mais socio-culturel. Ce grave contresens provoque de profondes dérives dans l’enseignement proprement dit, qui prend ainsi des aspects extravagants et devient clairement contre-productif. »
Condamnés par la carte scolaire
De sorte que si la mère Ecole promet, autorise, fait briller un avenir radieux accessible à tous, elle laisse finalement, dépassée par sa tâche, et généralement tétanisée par l’idéologie mortifère dominante, sa générosité se pervertir en laxisme. Et son autorité elle-même, comme l’affirme si bien Christophe Guilluy à propos précisément de la carte scolaire, se pervertit en « cynisme » autoritariste. Ce qui explique que tant de chefs d’établissement aient le sentiment, entre amertume et refus de la résignation, de ramer à contre-courant, d’atténuer plutôt que de supprimer ces dysfonctionnements devenus quasiment structurels. Pour eux, c’est un crève-cœur que de devoir refuser d’inscrire dans leur établissement tel élève sérieux mais qui souffre de ne pouvoir travailler sérieusement dans l’établissement où il a été affecté ! Il y a là quelque chose d’inadmissible fonctionnellement, mais surtout d’insoutenable au plan moral et éthique.
Et faut-il vraiment expliquer aux analystes et « politiques » qui ne cessent de nous proposer des réformes déstructurantes de l’éducation que les plus graves victimes de ce désordre sont, dans le principe comme dans la réalité statistique, les enfants des familles les plus défavorisées socio-économiquement ? Fréquemment domiciliées dans les zones et quartiers les plus démunis, ces familles ne disposent pas des moyens culturels, financiers ou sociaux qui les rendraient capables de faire échapper leurs enfants à la carte scolaire, ce qui conduit dans un certain nombre de cas à leur condamnation scolaire pure et simple – c’est-à-dire bien souvent à une absence d’avenir. Est-il injustice plus insupportable ?
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