Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Arnaud Le Guern, Paulina Dalmayer. Avec le concours inopiné de Roland Jaccard.
Causeur. Alors, c’est fini les hommes, les vrais ? Faut-il dire adieu au macho ?
Frédéric Beigbeder. C’est une espèce en voie de disparition. Vous êtes en train d’interviewer un dinosaure. L’homme, qu’est-ce que c’est aujourd’hui ? Je ne sais pas… J’en sais rien, je suis paumé.
Ce qui a disparu, c’est la virilité en tant que modèle ?
Regardez, je suis obligé de me laisser pousser la barbe comme Arnaud Le Guern pour l’on me prenne pour un homme. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me différencier de vous ! Pathétique, non ?
Selon ton éditorial du premier numéro de Lui, les femmes se diraient souvent : « Ils sont tous devenus homos ! » Faut-il en conclure que, pour toi, « homme » signifie « hétéro » ?
Non, c’est une confusion faite par les personnes qui veulent nous voir comme des homophobes. Ce n’est pas parce qu’on revendique son hétérosexualité que l’on a quelque chose contre les homosexuels. Je respecte les homosexuels, ils font ce qu’ils veulent. Il se trouve que je n’en suis pas un. Je crois que cette confusion est venue des manifestations de centaines de milliers de personnes contre le mariage homosexuel, souvent des catholiques très homophobes : on en a alors déduit que tout hétérosexuel était homophobe. Mais ce n’est pas vrai, une majorité de Français était en faveur du mariage homosexuel. Ils ne sont pas descendus dans la rue, ils s’en fichent. Je pense que l’on peut être fier de son hétérosexualité sans être homophobe le moins du monde. C’est en tout cas notre combat à Lui. [access capability= »lire_inedits »]
Nicolas Demorand, dans un éditorial récent et totalement stupide de Libération, nous expliquait, à partir de l’histoire du caquetage à l’Assemblée nationale, que cet hémicycle était peuplé de vieux mâles blancs hétéros. On aurait dit une description de la direction de Libération. Mais c’est si mal d’être blanc , hétéro et vieux ?
Le mot « hétérosexuel » est aujourd’hui constamment associé au mot « beauf ». Comme si être hétéro était plouc et ringard. J’ai écrit cet éditorial dont vous parlez, un peu humoristique, en affirmant : « Oui, je suis un ringard, le symbole d’une espèce disparue, je suis un ours blanc sur sa calotte polaire en train de fondre. » Il est agréable de se faire passer pour quelqu’un de malade, en voie de disparition : les gens vous consolent et vous défendent.
C’était un plan drague génial…
Évidemment ! Et ça a marché : trois femmes sont venues dans mon bureau…
Mais cette vague anti-hétéro n’est-elle pas passée de mode ? N’assiste-t-on pas au retour de l’homme d’antan ?
J’espère que vous avez raison, parce que j’en ai un petit peu marre que l’on me traite de « beauf branché » ou d’« hétéro beauf » simplement parce qu’il se trouve que – c’est une malédiction – j’aime un sexe totalement opposé au mien. Je m’intéresse à une autre espèce, un mammifère très étrange qui est la femme, qui n’a rien strictement rien à voir avec l’homme. J’ai cette espèce de folie, c’est une maladie, et tant mieux si cela peut revenir un peu à la mode ! Depuis ma naissance, les gays sont plus « branchés » que moi. J’en ai marre.
Il paraît qu’il faut en finir avec les représentations sexistes. Mais il y a pas mal de femmes qui aiment les représentations sexistes, les regards sexistes et les hommes sexistes. Comment pourraient-elles jouer les femmes-femmes si les hommes veulent être des femmes comme les autres ?
Je suis pour une différenciation forte entre les sexes, et je pense que c’est aussi le cas des homos. Je pense que les homos aiment la masculinité, et les lesbiennes apprécient la féminité. Ce n’est donc pas un problème d’orientation sexuelle. On nous a taxés de « sexistes » parce qu’il y a des femmes nues dans le magazine. Si la nudité féminine est sexiste, alors il y a une très longue liste d’artistes depuis l’Antiquité qui étaient d’ignobles personnages, ploucs, sexistes et vulgaires. La Vénus de Milo, c’est sexiste alors ?
En tout cas, l’exposition sur le nu masculin à Orsay est parrainée par Têtu. Comme pour signifier une annexion symbolique…
C’est vous qui auriez dû l’organiser ! Ils n’ont pas pensé à appeler Causeur, ils ont appelé Têtu ! Encore une fois, ce que je crois profondément, c’est qu’on ne doit pas opposer homos et hétéros. Personnellement, je me fiche bien de savoir, lorsque je discute avec quelqu’un, ce qu’il fait le soir dans son lit. On ne devrait pas juger les gens sur leur sexualité. Il se trouve que nous sommes des hommes, que nous aimons la beauté féminine et que nous avons repris Lui, ce titre mythique. Il y a beaucoup de femmes qui font le magazine avec moi. Donc en suivant ce raisonnement, ce sont des femmes qui seraient sexistes et aimeraient les jolies femmes nues… Très bizarre !
Bon, alors dans tout ça, est-il si difficile d’être un homme ?
N’exagérons rien. Disons que c’est difficile parce que la situation est nouvelle. On ne sait pas trop si on peut regarder une femme dans la rue, de peur de passer pour un « relou » ! Mais c’est très grave ça, cela signifie la fin de la France ! Mais oui, Madame !
Après tout, ce n’était peut-être pas si marrant d’être un homme : il fallait chasser l’ours, puis faire la guerre, puis ramener de l’argent à la maison…
Ce que j’ai voulu dire en rigolant dans mon édito, c’est que j’étais prêt à faire un échange jusqu’au bout. Les femmes se sont mises à travailler, mais ce sont encore elles qui s’occupent des enfants, de la cuisine, du ménage… Elles se sont fait avoir ! Allons au bout du raisonnement : vous travaillerez, je serai à la maison, à m’occuper du ménage, des enfants, de la cuisine. Je trouve ça passionnant, et je ne veux plus jamais aller au bureau de ma vie. Vous avez voulu avoir une vie de con ? Laissez-nous rester à la maison et ne plus rien branler de la journée : je pourrai tromper ma femme, ce qui était quand même l’avantage de la situation d’Emma Bovary.
Sauf que tu seras peut-être moins sexy en homme au foyer. Tu n’as jamais peur d’être lynché par des harpies féministes ?
Nous avons été attaqués sur Internet par une folle ayant mis le feu au magazine, des individus m’ont traité de « sexiste », d’« homophobe », d’« hétéro beauf », etc. Mais en fin de compte, ce qui est rassurant, c’est que la reparution de Lui n’a pas vraiment fait scandale. Lui est un grand succès, se vendant très bien. Je crois que l’on peut encore rigoler. La situation me paraît moins grave que ce que vous semblez dire.
Pour Alain Finkielkraut, le cœur de l’identité française, ce sont les femmes et les livres. Tu approuves ?
Je suis d’accord. Ce qui est étrange, de la part des femmes, dans la situation actuelle, c’est d’avoir demandé à devenir les égales des hommes au travail, et malgré tout de continuer à vouloir passer devant quand on ouvre la porte.
Cela n’a rien d’étrange : nous avons gagné l’égalité, et maintenant il faut se battre pour garder la différence !
Je suis tout à fait d’accord là-dessus ! J’ai compris cela après le 11-Septembre, quand Salman Rushdie a écrit un article dans le New York Times : « Nous allons devoir nous battre pour le port de la minijupe. » Deux tours s’effondrent, et que dit le gars ? Qu’il va y avoir une guerre pour la minijupe ! J’ai trouvé cela extrêmement brillant et visionnaire. Dans cette guerre des camps, je suis obligé de choisir le camp des minijupes. Oui, je suis pour les minijupes, pour la galanterie, pour le respect dû aux femmes et pour mon droit de glisser un œil dans une échancrure.
La société actuelle n’est-elle pas trop pudique pour Lui ?
C’est justement une bonne surprise. Je pensais que nous en vendrions 50 000, il se trouve que l’on a fait près de 5 fois ce chiffre. Ce que vous ressentez, beaucoup de Français le ressentent. Ils voient ce journal arriver, avec ce petit discours rigolo pour défendre cet animal mort, le mec qui conduit des voitures à vive allure, qui parle en faisant des moulinets avec les bras, qui veut draguer les filles, mais avec les codes d’aujourd’hui. Nous ne sommes donc pas si seuls que cela !
Il y a une pétition des jeunes de gauche pour abolir la prostitution…
En effet, il y a un ordre moral qui revient ! Faisons un Manifeste des 343 salauds, clients de prostituées ! J’ai eu de grandes conversations, comme chez le psy, avec des professionnelles. Je ne suis pas dupe, je sais que les prostituées jouent la comédie, mais le jeu n’enlève rien à la beauté de la rencontre.
En attendant, le parti de la liberté est devenu celui de la répression, notamment en matière de sexualité, ou plutôt d’hétérosexualité…
C’est un discours paternaliste, en effet. Je pense que le déclin de la France date de la fermeture des bordels. Avant, la France était le pays où les gens venaient pour s’amuser, il y avait une liberté à Paris. À partir de la fermeture des maisons closes, cette capitale est devenue morte, ennuyeuse. C’est la seule grande capitale où ce soit le cas. Il n’y a qu’en France où l’on a l’obsession d’interdire cette chose-là.
Les féministes actuelles veulent instaurer la démocratie partout, y compris dans la chambre à coucher… C’est gai !
Mais c’est horrible ! Foutez-nous la paix dans notre vie privée ! Qu’est-ce qu’ils ont à vouloir légiférer sur chaque sujet de ma vie ! Quand je sors, je dois penser continuellement qu’un juge peut m’observer et juger chacun de mes gestes. Quand je sors ET quand je rentre ! C’est effrayant. J’ai ressenti cela très violemment au moment de ma garde à vue. J’ai pris de la drogue dans la rue, ce n’est pas intelligent, c’est mauvais pour la santé. Mais je n’ai pas volé le sac à main de quelqu’un, je n’ai pas sauté sur une nana, j’ai simplement fait du mal à mes narines, à mon coeur, mon cerveau. Qu’on me mette des menottes et que l’on m’enferme deux nuits dans un placard, c’est une réelle violence policière, venue s’ajouter à ma violence envers moi-même.
À vrai dire, quand chacun veut être le flic de son frère, tu devrais avoir plus peur de tes voisins que de la police…
Chacun veut régenter la vie des autres. À mon tour de faire de la provoc’, je connais bien Causeur. Pour ma part, j’ai considéré que les manifestations contre le mariage homosexuel relevaient aussi de voisins se mêlant d’un problème qui ne les regardait pas ! Pourquoi descendre dans la rue pour empêcher les homosexuels de se marier ?
Par exemple parce que la norme anthropologique, la filiation, ne concernent pas seulement les homosexuels …
Les familles hétérosexuelles ont tellement fait de dégâts… Je suis un peu « paix et amour » ! Laissons tranquille les gens, chacun fait, fait, fait, ce qui lui plaît, plaît, plaît, c’est la philosophie du groupe Chagrin d’amour ! Ce sujet-là était un non-sujet, comme dans beaucoup de pays où cette loi est passée ! Salman Rushdie fait une liste de choses à défendre, dont le sandwich au jambon, allusion aux musulmans. Ce que je trouve intéressant, c’est que la bataille pour le port de la minijupe, c’est se battre pour une valeur fondamentale qu’on néglige trop dans cette guerre : la légèreté. Nous voulons rester légers, car c’est ce qui fait la différence en France ! On ne devrait pas dire « Liberté, égalité, fraternité », mais plutôt : « Liberté, égalité, légèreté » ! Je suis aussi romancier, et ce qui me fascine, c’est cette déliquescence, cette décadence. Nous sommes l’orchestre à bord du Titanic, et on peut le prendre comme un drame. Mais on peut aussi se dire : « Continuons, reprenons encore un verre au bar de ce bateau en train de couler. » Les gens ne se sont pas rendu compte qu’ils se regardaient dans un miroir en allant voir ce film.
Revenons à la différence des sexes. Dirais-tu que la monogamie est une revendication des femmes, et une énorme concession pour les hommes ?
C’est une question que pose Marcela Iacub. C’est intéressant. Je ne peux parler que de mon expérience. J’ai une fille âgée de 14 ans. J’ai essayé pendant un moment d’empêcher les manipulations de l’industrie du jouet, tentant de catégoriser les jeux en fonction du genre. J’ai essayé de faire barrage, mais j’ai vu ma fille devenir une jeune fille, bientôt une femme, et cela m’a dépassé totalement : je n’ai pas pu faire en sorte qu’elle aime les voitures et les camions de pompiers. Je crois qu’il y a aussi une part d’inné. J’avais fait un article dans Lire pour dire que je n’apprécie pas du tout qu’on mette la lettre « e » à la fin du mot « auteur » : je trouve ça hideux. J’avais réfléchi à la question et interviewé pas mal d’écrivains de sexe féminin, et non d’« écrivaines », et il y avait une grande différence entre celles qui souhaitent la féminisation du mot, et qui sont toutes de mauvaises plumes, et celles que j’aime bien, qui veulent que l’on dise « écrivains » pour être dans la même catégorie que Proust. J’ai mis en pratique un système dans mes critiques de livres : je propose qu’on dise « écrivaine » quand l’auteur est nul et « écrivain » quand la dame a du talent.
Existe-t-il une littérature féminine et une littérature masculine ?
Oui, sûrement. Le désespoir de Dorothy Parker n’est pas le même que celui de Fitzgerald. Il y a quelque chose de plus angoissé par le temps, l’idée de perdre sa beauté, quelque chose de très cruel chez les écrivains de sexe féminin, de plus sensible et précis dans les descriptions comme dans l’analyse psychologique. Cela saute aux yeux, de Colette à Alice Munro. Mais je pense que si j’étais une femme qui écrit, j’aimerais être comparée et jugée à l’aune de tous les auteurs des deux sexes. Et pas simplement aux femmes.
Finalement, qu’est-ce que tu aimes chez les femmes ?
Ce qui est intéressant, c’est la différence. C’est l’idée que vous n’avez tellement rien à faire avec nous que, du coup, nous sommes attirés par vous, car nous sommes fous, masos, car on aime le mystère ! De ma part, coucher avec un homme serait beaucoup plus logique : nous savons comment nous fonctionnons.
Mais il n’y aurait pas d’histoire humaine. Il n’y a pas d’humanité sans la différence !
Comme je vous l’ai dit, j’ai une infirmité : cette attirance pour cet être qui n’a rien à faire avec moi, la femme. En toute logique je devrais évidemment être gay, c’est plus rationnel. La vraie limite infranchissable, c’est cette curiosité pour quelque chose qui nous fait du mal, c’est-à- dire s’attaquer à quelqu’un d’incompréhensible. On est romantiques et masochistes.
Roland Jaccard arrive au premier étage du Flore et tombe sur la petite troupe.
– Oh, tiens Roland ! Fais attention, tout ce que tu dis est enregistré !
Roland Jaccard. Que se passe-t-il ? Vous interviewez Frédéric ? Mais il n’a strictement rien à dire ! (rires)
Ça va être le bordel…
On a essayé l’homosexualité, avec Roland : ça n’a pas marché. Il me trouve trop vieux, et moi aussi je le trouve trop vieux…
RJ. Quel est le sens de ta formule, Frédéric : « L’homme a un nouvel organe » ?
C’est Marin de Viry qui m’avait soufflé cette très bonne signature… Peut-être finira-t-on par s’en servir : j’aime l’idée que l’homme ait un nouvel organe et que ce soit ce magazine. Mais il serait dommage qu’il remplace l’ancien !
En tout cas, il semble que pas mal de femmes achètent Lui…
Les chiffres te donnent raison ! Le problème, c’est aussi les femmes intelligentes, ce que Baudelaire avait dit il y a bien longtemps.
Nous on trouve plutôt que ce sont les femmes sottes, le problème !
Le succès de Fifty Shades of Grey m’a rassuré. Cela prouve bien que les femmes ont envie encore de lire un texte mettant en scène un homme et une femme libérée, intelligente, se faisant attacher et punir, et qui reçoit des fessées. La femme libérée choisit d’être dominée pour jouir. Fifty Shades of Grey : ce n’est pas une référence, c’est l’un des plus mauvais livres jamais écrits ; mais il représente quelque chose, comme Histoire d’O en son temps. Le succès de ce livre montre peut-être que les femmes n’aiment pas tant que cela être respectées. L’excès de respect est une forme d’irrespect.
RJ. C’est une très bonne formule, bravo !
FB . Validée par Jaccard, le prince de l’aphorisme ![/access]
*Photo : Hannah.
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