Les salles de cinéma seraient-elles définitivement des maisons closes? Les clients, y compris le « furtif du samedi soir », sont priés de rester chez eux et d’y consommer DVD et Blu-Ray. Heureusement le cinéma a de beaux restes…
En noir
Pièges, de Robert Siodmak
Blu-ray édité par Gaumont
Le défunt Roger Boussinot était souvent inspiré. Pourtant, dans sa précieuse Encyclopédie du cinéma, il passe à côté ou presque de Robert Siodmak, réalisateur germano-américain né en 1900 à Dresde (Allemagne) et mort en 1973 à Ascona (Suisse). Il ne fait ainsi que mentionner certains de ses neuf films français tournés entre 1935 et 1939, alors même que deux d’entre eux, au moins, sont d’absolues réussites. Mollenard d’abord, avec le génial Harry Baur dans le rôle d’un ancien capitaine au long cours tyrannisé par son épouse, l’impeccable Gabrielle Dorziat. Avec Pièges, le film suivant, Siodmak se montre encore plus inspiré. Sur un scénario de Jacques Companéez et Ernest Neuville (pseudonyme français de l’Allemand Ernest Neubach), inspiré d’une affaire criminelle très récente, le cinéaste signe l’un des polars français les plus remarquables de ces années d’avant-guerre. Le fait divers en question, c’est l’affaire Weidmann, du nom d’un ex-détenu allemand guillotiné en juin 1939 pour le meurtre crapuleux de sept personnes. Certaines d’entre elles ont été contactées par petites annonces et le film généralise ce modus operandi faisant du tueur un serial killer de jolies jeunes filles. Ainsi résumé, le film de Siodmak ne pourrait bien être qu’un énième suspense fondé sur l’arrestation d’un innocent et la découverte du vrai coupable grâce à l’entêtement de la fiancée du premier. Or, Pièges s’avère d’un intérêt bien supérieur. D’abord par l’extrême qualité de son réjouissant casting : outre Maurice Chevalier, dont c’est peut-être l’unique rôle digne de ce nom au cinéma, on y croise Pierre Renoir, Eric von Stroheim, Jacques Varennes et Jean Témerson, sans oublier une véritable découverte féminine : Marie Déa. Tous servent à merveille un propos qui repose en permanence sur l’ambiguïté, la dualité et les ruptures de ton. C’est en cela que le recours à Maurice Chevalier, star absolue à l’époque, y compris aux États-Unis, est d’une grande intelligence. Dans le rôle d’un patron de boîte de nuit, le chanteur-acteur assure le show, comme il se doit, allant même jusqu’à interpréter deux titres sautillants au cours du film : il est tout à la fois charmant, charmeur, léger et pétillant. Mais, polar oblige, il est également accusé à tort. Avec un même personnage, on passe donc de Lubitsch à Fritz Lang, sans que les registres successivement léger et grave en pâtissent le moins du monde. Prouesse scénaristique et cinématographique d’autant plus remarquable que tous les personnages de Pièges partagent cette ambivalence, à l’instar d’un photographe pervers et inquiétant qui se révélera être un flic menant son enquête ou d’un couturier, admirablement incarné par von Stroheim, que l’on croit dangereux et qui s’avère pathétique. Même le personnage principal féminin n’échappe pas à ce jeu de masques et de faux-semblants, elle qui enchaîne les fonctions et les déguisements sans jamais désarmer. Enfin, Siodmak reconstitue avec beaucoup de finesse des milieux sociaux très différents, se promenant avec aisance parmi eux, comme le faisait notamment Julien Duvivier dans Un carnet de bal, deux ans auparavant.
Sorti le 16 décembre 1939, le film connut un immense succès immédiat, mais en l’absence de son réalisateur parti quatre mois plus tôt s’exiler aux États-Unis, après avoir fui l’Allemagne l’année de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Depuis longtemps en proie à des attaques xénophobes et antisémites au sein même du cinéma français, Robert Siodmak ne fait qu’anticiper alors la décision des autorités nazies qui interdisent purement et simplement le film dès le début de l’Occupation. L’Action française se chargeant elle de stigmatiser l’ambiance délétère qui régnerait dans le film, ainsi que « l’odieuse présence du Juif von Stroheim ». Siodmak emporte avec lui une copie du film qui sort amputé d’une douzaine de minutes en raison du caractère trop sexuel de certaines scènes… Pièges fera même l’objet d’un remake assez fidèle, réalisé par Douglas Sirk en 1947 avec Lucille Ball, George Sanders et Boris Karloff dans les rôles principaux.
En vitesse
L’Homme pressé, d’Édouard Molinaro
Coffret Blu-ray et DVD édité par Studiocanal
C’est un film de droite qui détonne donc particulièrement dans le paysage du cinéma français des années 1970. Adapté assez fidèlement du roman de Paul Morand par un artisan honnête mais sans relief, Édouard Molinaro, le film repose tout entier sur les épaules tout aussi de droite de son producteur et acteur principal, Alain Delon. Comme le démontre avec brio Frédéric Taddéï dans un remarquable entretien qui constitue le bonus de ce coffret, tout film avec Delon est d’abord et avant tout un film sur Delon. Cet Homme pressé en est l’illustration parfaite : c’est l’histoire d’un parvenu qui, tel un loup solitaire, existe contre la société qui l’entoure, préférant les valeurs individuelles aux valeurs collectives. Un Eastwood à la française si l’on préfère.
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Le reste du film n’est pas à la hauteur de ce propos décapant, mais peu importe. On le revoit pour Delon, pour cette façon d’incarner toujours le même personnage (ici, pour une fois, ni un flic ni un voyou, soit dit en passant), d’être sans cesse au centre de l’écran, séducteur et séduisant jusqu’au bout.
En gothique
La Maison aux sept pignons, de Joe May
Coffret Blu-ray édité par Rimini
Très belle édition avec livret et bonus pour ce film trop méconnu et réalisé en 1940, adaptation réussie d’un classique du roman gothique américain écrit par Nathaniel Hawthorne en 1851. Soit la rivalité entre deux frères dont l’un fait, à tort, condamner l’autre pour le meurtre de leur père, sur fond de demeure familiale maudite depuis des générations. Ce pourrait être grotesque, mais la présence au casting de George Sanders et Vincent Price, entre autres, fait tout passer. Beauté du noir et blanc, ambiances nocturnes avec pluie et tempête, description d’une vie provinciale médiocre : le film multiplie ainsi des atouts indéniables. Il prend même une dimension politique en abordant le commerce des esclaves, objet de transactions illicites et autres malversations. Le parfait film de genre qui déborde fort heureusement du cadre imposé et mérite largement d’être découvert ou redécouvert.