Avocat pénaliste de renom, Me Éric Dupond-Moretti, membre du barreau de Lille, a notamment plaidé dans l’affaire d’Outreau.
Causeur. Toute la gauche et une bonne partie des médias ont bruyamment salué la divulgation par Mediapart, de retranscriptions des écoutes téléphoniques de Nicolas Sarkozy. Pourquoi Thierry Herzog et vous-même avez-vous pris la tête de la fronde des avocats. Nos libertés seraient-elles menacées ? Faut-il avoir peur ?
Éric Dupond-Moretti. Il faut avoir peur, mais cela ne suffit pas : il faut être vigilant ! Nous vivons dans une époque de transparence absolue, que j’appelle la « transperçance », où le secret devient suspect. Pensons par exemple aux émissions de télé-réalité, où il faut étaler par le menu sa filiation, sa sexualité, ses revenus… sous le regard introspectif de millions de téléspectateurs. Et dans le domaine judiciaire, on assiste à une véritable dérive qui concerne tout autant certains juges que certains journalistes.
Voulez-vous dire que c’est le placement sur écoute de Nicolas Sarkozy, et non pas seulement la publicité, est problématique ? On nous a répété sur tous les tons qu’il était parfaitement légal…
En écoutant Nicolas Sarkozy, on a indirectement écouté son avocat, Thierry Herzog, qui possède un téléphone uniquement dédié à ses communications avec l’ancien président.
Certes, la loi autorise d’écouter un avocat. Mais à la condition qu’on ait préalablement des éléments permettant de penser qu’il a commis une infraction punie d’une certaine peine. Or, en l’occurrence, on écoute Thierry Herzog à un moment où rien ne permet d’établir une infraction. Cette nouvelle jurisprudence est en train de vider de sa substance la loi qui protège le secret des échanges entre un avocat et son client. Or, qu’on le veuille ou non, les avocats ne peuvent pas être des justiciables comme les autres, dès lors qu’ils sont dépositaires du secret professionnel.[access capability= »lire_inedits »]
Comment la mise sur écoute d’un justiciable est-elle encadrée ?
Un juge peut aujourd’hui placer sur écoute n’importe quel individu suspecté d’une infraction punie de plus de deux ans d’emprisonnement. En dehors de cette clause, il n’existe aucun encadrement légal. Cette procédure extrêmement légère fait que le magistrat agit selon son bon vouloir et permet un certain nombre d’abus. En théorie, l’écoute doit être limitée dans le temps, mais on peut la renouveler ad libitum et l’on ne s’en prive pas ! Dans ces conditions, ne nous étonnons pas qu’il y ait de plus en plus d’écoutes judiciaires.
Soyez clair ! Les écoutes de Nicolas Sarkozy sont-elles abusives ?
Évidemment ! Sarkozy n’est même pas mis en examen dans l’affaire du financement libyen présumé de sa campagne de 2007, ce qui signifie que les juges n’ont pas d’indices graves et concordants. Le dossier de l’affaire libyenne ne contient qu’un document brandi par Mediapart qui, selon Le Monde, est un faux. Nicolas Sarkozy ayant d’ailleurs déposé plainte pour faux, les journalistes de Mediapart Arfi, Mauduit et Laske sont témoins assistés dans cette procédure.
Au-delà des questions légales, ces écoutes sont-elles politiquement problématiques ?
Ne tournons pas autour du pot : écouter pendant des mois le chef de l’opposition, c’est quand même extraordinaire ! La séparation des pouvoirs, ça ne marche pas que dans un sens ! De surcroît, en saisissant les agendas que tenait le président de la République à l’époque où il était encore en exercice et qui, donc, sont théoriquement couverts par l’immunité présidentielle, les juges risquent de tomber sur des informations classées « Secret défense » qui ne les regardent pas. C’est parce que la situation est grave que 5000 avocats de toutes obédiences politiques ont manifesté leur soutien à Thierry Herzog.
Votre confrère Jean-Pierre Mignard n’est pas de votre avis. Fustigeant ce « corporatisme malvenu », il a lancé une contre-pétition…tout en admettant qu’il faudrait sans doute mieux protéger le secret professionnel des avocats
Ça me bouleverse toujours lorsque des avocats, comme Mes Bourdon et Mignard, cautionnent le travail de juges qui ont violé le secret des relations avocat-client. Je me demande s’ils sont plus socialistes qu’avocats ou plus avocats que socialistes… Moi, je suis de gauche et je soutiens totalement Thierry Herzog car je trouve scandaleux le sort qui lui est réservé. Une sommité comme Henri Leclerc est obligée de demander un entretien au Figaro Magazine, parce qu’à Libé, on ne veut pas avoir l’air de défendre Sarkozy et que cette affaire d’avocat écouté serait un mauvais procès ! Pourquoi ? Parce que Me Herzog serait sarkozyste ? Dans cette histoire, il y a un petit parfum de délit d’opinion. Car lorsqu’un journaliste est placé en garde à vue pour violation du secret de l’instruction, toute la presse s’émeut, à juste titre d’ailleurs.
Ah bon, pourquoi « à juste titre » ? Les journalistes sont-ils au-dessus des lois ?
Non, mais ils doivent, comme les avocats bénéficier d’une protection particulière, en l’occurrence, pour les journalistes le secret des sources Avocats et journalistes sont deux piliers essentiels d’une société démocratique.
En maquillant leur ligne téléphonique au nom de « Paul Bismuth », Sarkozy et Herzog ne se sont-ils pas comportés comme des coupables, voire, comme on l’a dit, comme de petits dealers ?
C’est plutôt la Justice qui les traque comme des vendeurs de shit ! Ils n’avaient pas d’autre choix pour pouvoir parler librement. Sur les deux documents brandis par Mme Taubira en conférence de presse, dont Le Monde prétend avoir eu connaissance en agrandissant les images, l’avocat général Lagauche et le procureur général Houlette mentionnent les écoutes et leur caractère contestable. Autrement dit, ils savent parfaitement que c’est un bricolage et qu’il sera contesté.
Le tableau que vous dressez est terrifiant. Dois-je avoir peur de la Justice de mon pays ?
Évidemment ! Casamayor, un des fondateurs du Syndicat de la magistrature, disait : « La Justice est une erreur millénaire qui veut qu’on ait attribué à une administration le nom d’une vertu. » Quand on a compris ça, on a tout compris. Le problème de la Justice, c’est qu’il n’y a aucune responsabilité du juge.
En somme, le problème n’est pas que la Justice soit aux ordres, mais qu’elle soit totalement indépendante ?
L’indépendance, c’est d’abord dans la tête ! Elle peut être constitutionnellement garantie, mais il y a la réalité, les comportements… L’institution judiciaire a du mal à se contrôler. Et le corporatisme fait le reste. Quand l’ancien président de la chambre d’instruction de Douai, qui était censé contrôler le travail du juge Burgaud[1. Fabrice Burgaud est le magistrat qui a instruit l’affaire d’Outreau dans les années 2001-2004, quand il était juge d’instruction au tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer. À la suite du scandale, le Conseil de la magistrature lui a infligé une « réprimande avec inscription au dossier »] , obtient une promotion, on se dit qu’il y a un gros problème. Pour lutter contre ce corporatisme, il faudrait démanteler l’École nationale de la magistrature, car elle « encaste » les futurs magistrats dans cette espèce de groupe singulier et replié sur lui-même qu’est devenue la magistrature.
Selon Edwy Plenel, le pauvre citoyen dispose de deux contre-pouvoirs : la presse et la Justice. Raison pour laquelle on voudrait, selon lui, une Justice soumise et une presse muselée. Mais, aujourd’hui, ces deux contre-pouvoirs – que personne n’a élus – ne sont-ils pas devenus des pouvoirs autonomes et tout-puissants ?
Edwy Plenel m’a ému pendant des années lorsqu’à longueur d’interviews, il nous parlait de sa mise sur écoute à l’époque de François Mitterrand. Mais, aujourd’hui, le même M. Plenel n’hésite pas à diffuser ensuite des enregistrements illégaux qu’un majordome a réalisés dans le dos de Mme Bettencourt. Et ces enregistrements sont d’autant plus illégaux qu’ils comportent des conversations entre Liliane Bettencourt et son avocat, Me Georges Kiejman[2. Contrairement à la chambre civile de la Cour de cassation, qui les a invalidés, la chambre criminelle a pourtant estimé que ces enregistrements étaient licites.…]
Je n’ai pas envie d’une société dirigée par le gardien du temple qu’est Edwy Plenel. Il me flanque la trouille avec son intégrisme ! J’aimerais bien savoir, moi, ce que MM. Plenel, Arfi et Mauduit peuvent se raconter en privé… dommage que le respect dû à leur intimité me l’interdise ! (Contrairement à la chambre civile de la Cour de cassation, qui les a invalidés, la chambre criminelle a pourtant estimé que ces enregistrements étaient licites)
Plenel est déjà au pouvoir ! Ainsi peut-il aller à la télé et sommer la Justice d’ouvrir telle ou telle enquête : bientôt, il ordonnera lui-même des écoutes !
M. Plenel a oublié un petit document, la charte de 1907, qui indique que les journalistes ne doivent pas se comporter comme des flics. Franchement, je préfère Zola défendant Dreyfus à Plenel balançant Cahuzac… Ce n’est pas son boulot ! Il y a des magistrats, au parquet, dont c’est le métier. Écrire au procureur de la République pour demander l’ouverture d’une information, c’est monstrueux ! Il existe une telle proximité entre certains juges et certains pseudo-journalistes devenus procureurs que ces derniers font partie intégrante de la stratégie judiciaire ! Ils sont des collaborateurs de la police et de la Justice, ce qui est à des années-lumière de ce que doit être le journalisme ! Méfions-nous des Saint-Just !
Mais même quand les médias ne prétendent pas dicter leur conduite aux juges, ils divulguent en direct des éléments (à charge) du dossier d’instruction…
Oui et j’ajoute que, comble de l’ironie, dans les perquisitions menées chez Thierry Herzog, l’une des justifications évoquées est… la violation du secret de l’instruction ! Or, le lendemain, Nice-Matin bafouait ce secret de l’instruction en rapportant la perquisition qui venait d’avoir lieu. Le champ des possibles auteurs de cette fuite est quand même extrêmement réduit… Il serait donc logique que des policiers ou des juges, perquisitionnent les domiciles de leurs confrères pour trouver l’auteur des violations…
Ne jouez pas les naïfs ! Vous-même, n’avez-vous jamais parlé d’une affaire en cours à des journalistes quand cela pouvait être utile à votre client ?
Il m’est arrivé, à de très nombreuses reprises, de violer le secret de l’instruction. Mais pas pour bousiller l’honneur d’un homme ! Que font tous les grands moralisateurs médiatiques de la présomption d’innocence ? Quand ces Torquemada se retrouvent devant la Justice, ils en appellent à un principe qu’ils violent allègrement. Ainsi, Plenel, Arfi et Laske essaient d’obtenir l’annulation de leur statut de témoins assistés.
Justement, à partir du moment où aucun tribunal ne condamne un journaliste ou un magistrat pour une fuite, que reste-il du secret de l’instruction, donc de la présomption d’innocence, donc de la Justice elle-même ?
L’œil ne se regarde pas voir….
Comme disait Lénine, que faire ?
Je ne veux pas limiter la liberté des journalistes, mais peut-être doivent-ils organiser leur profession en énonçant un certain nombre de règles dans une charte.
Au-delà de la responsabilité des journalistes, certains veulent nous faire entrer dans un monde entièrement transparent. Benoît Hamon a déclaré : « Il n’y a aucun problème à être écouté si l’on n’a rien à cacher. » N’est-ce pas effrayant ?
Il y a aussi des raisons d’être optimiste. Les Français préfèrent raconter leurs histoires à un Thierry Herzog, qui leur garantit la confidentialité, qu’à un Edwy Plenel qui va tout balancer. Le règne de Plenel et consorts ne peut pas perdurer longtemps, il va y avoir un sursaut. J’étais avec Thierry Herzog ce week-end, et il fallait voir le nombre de gens qui l’ont arrêté pour le soutenir en disant : « On n’est pas sarkozystes, on est de gauche… Mais on trouve scandaleux que vous ayez été écouté. »
Je ne partage pas votre optimisme. Au nom de la démocratie, un mouvement de fond entend contrôler les « puissants », les empêcher de commettre des turpitudes. Et en même temps, il est vrai que, malgré la nécessaire dimension de secret que recèle le pouvoir, certaines révélations peuvent représenter un progrès démocratique.
Je ne suis pas d’accord. Quelle différence y a-t-il entre Closer qui diffuse des photos du président de la République qui sort de chez sa copine et Mediapart qui raconte un certain nombre de choses couvertes par le secret professionnel ? Moi, ça m’inspire le même dégoût !
On peut vous rétorquer que, sans des journalistes qui emploient ces méthodes-là, on n’aurait pas su que le ministre du Budget avait un compte en Suisse…
Ce n’est pas la révélation du compte en Suisse qui me gêne que la démarche consistant à demander au Procureur de la République d’ouvrir une instruction.
N’empêche, si Mediapart n’avait pas révélé l’existence de ce compte, Cahuzac n’aurait pas été poursuivi…
Sur les trois « informations » qui ont été livrées par Mediapart concernant Cahuzac, il y en a deux qui sont complètement bidon !
Que les journalistes qui détiennent des informations sur les puissants susceptibles d’intéresser le fonctionnement démocratique fassent leur métier. Mais ils ne doivent pas puiser ces révélations de manière illégale. Il y a des limites à ne pas franchir : la vie privée ou le secret de la correspondance. On ne se rend pas compte du caractère liberticide de certaines méthodes journalistiques !
En somme, vous préférez ne pas savoir que savoir grâce à de telles méthodes ?
La fin ne justifie pas tous les moyens.
Revenons à l’affaire des écoutes Sarkozy. Pour dire les choses clairement, le pouvoir politique instrumentalise-t-il la Justice ?
Bien sûr, et c’est vieux comme le monde !
Voulez-vous dire que les écoutes auraient pu être ordonnées en haut lieu ?
Ce qui est extrêmement troublant, ce sont les prises de position des juges : l’« appel des 82[3. En juin 2012, 82 magistrats signent une tribune dans Le Monde où ils dénoncent, à mots à peine couverts, la politique de la droite (2002-2012) en matière de lutte contre la corruption.] » pose un problème en termes de procès équitable. Le « mur des cons », cela vaut bien les « bâtards de Bordeaux » de Thierry Herzog ! Les juges qui ont eu à intervenir dans les dossiers qui mettent prétendument en cause l’ancien chef de l’État – Thépaut, Daïeff, Tournaire, Gentil –, s’étaient tous exprimés contre lui. C’est quand même stupéfiant !
Donc, le problème n’est pas que le pouvoir instrumentalise les juges mais qu’eux-mêmes aient des opinions politiques ?
Oui, mais ce n’est même pas l’essentiel. Certains juges rêvent tout simplement d’en découdre avec des personnages importants, ce qui ne peut que servir leur propre notoriété… C’est le fantasme du tableau de chasse. Demain, si François Hollande a des emmerdements, il se retrouvera confronté aux mêmes juges.[/access]
*Photo: Hannah
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