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Les très riches heures du Duke


Les très riches heures du Duke
Duke Ellington en avril 1969 à New York (Photo : SIPA.AP21418806_000001)
Duke Ellington en avril 1969 à New York (Photo : SIPA.AP21418806_000001)

Il aura fallu attendre quarante-trois ans pour que les mémoires du « Duke » Ellington soient enfin traduits en français. Rédigée et publiée en 1973, un an avant sa mort, cette autobiographie du roi du jazz dont les lecteurs français ont été inexplicablement privés traverse enfin l’Atlantique grâce aux efforts de l’équipe de la Maison du Duke, présidée par Christian Bonnet, qui a participé à la traduction aux côtés de Clément Bosqué et François Jackson. La préface de Claude Carrière, président d’honneur de la Maison du Duke à Paris et éminent journaliste jazz, décrypte avec finesse cette « suite charpentée et chronologique de souvenirs de lieux, d’événements marquants et, au fil du temps, de portraits de personnages ayant compté dans ses vies musicales ».[access capability= »lire_inedits »]

La structure même du livre est celle d’une pièce musicale, et pas n’importe laquelle : divisé en huit actes, Music Is My Mistress reprend le plan d’ensemble du concert de musique sacrée donné en 1965 à la Grace Cathedral de San Francisco pour célébrer la consécration de l’édifice. Huit chapitres, qui reprennent les huit mouvements du concert, évoquent différentes périodes de la vie et de la carrière d’Ellington et s’articulent autour d’une réflexion centrale sur la musique et la spiritualité, placée en milieu d’ouvrage, en vis-à-vis du plan détaillé du concert de 1965. Chaque section épouse elle-même la structure d’un morceau de jazz, avec temps longs et temps courts, et s’achève par l’évocation de quelques « Dramatis Felidae », les « chats de l’intrigue », les « cats » en argot du jazz, expression qui désigne les musiciens de l’orchestre dont la personnalité se détache et s’affirme auprès du public au fil des concerts et des solos.

Les « Dramatis Felidae » qui s’invitent dans les pages de Music Is My Mistress forment une ménagerie prestigieuse : Johnny Hodges, sax mythique, la chanteuse Ivie Anderson, le batteur Sonny Green ou Cootie Williams, trompettiste non moins talentueux, dont les carrières décollent grâce à l’orchestre de Duke Ellington, et quelques figures plus mythiques encore comme Sydney Bechet – dont l’influence fut déterminante dans la carrière du Duke –, ou encore Louis Armstrong, Coleman Hawkins, le pianiste fou Fats Waller, George Gershwin ou Count Basie.

Si la biographie de Duke Ellington n’est pas avare de têtes couronnées, – duc, comte et roi du jazz –, parmi lesquelles quelques authentiques aristocrates comme le duc de Kent, ce sont les figures mineures qui offrent au lecteur les vrais morceaux de bravoure et les portraits les plus colorés, comme celui de George James, dit « Mexico », car il exerça d’abord la profession de mercenaire au Mexique avant d’entamer une carrière de patron de club en pleine prohibition : « Mexico fabriquait son propre alcool ; certains de ses amis intimes étaient autorisés à rester après la fermeture pour assister à sa fabrication. Son “Spécial”, un truc sacrément costaud, il l’appelait le ‘99’, parce qu’il ne titrait pas tout à fait cent degrés. Après l’avoir regardé faire, on avait le privilège de le goûter. Après plusieurs échantillons de ‘99’ à divers stades du brassage, les goûteurs étaient complètement bourrés. C’est que c’était un sacré honneur, de se pinter durant le processus de fabrication. »

La publication de Music Is My Mistress en français est bien sûr une bénédiction pour tous les amateurs de jazz. Ils y trouveront une inépuisable mine d’informations et d’anecdotes sur les musiciens qui ont gravité dans l’orbite de Duke Ellington, sur les influences ou la composition de certaines pièces.

Mais il n’est cependant pas indispensable d’être un spécialiste chevronné pour apprécier la fascinante ballade à travers plus de soixante ans d’histoire du jazz. Des salles de billard et de concert de Harlem au prestigieux Cotton Club ou au Barron’s en passant par le Chicago d’Al Capone, toute la mythologie du jazz, de la prohibition ou des fifties retrouve ses couleurs en six cents pages qui égrènent les lieux, les noms et les anecdotes et font revivre la Café Society évoquée par le dernier film de Woody Allen : « Certains traversaient des malheurs indicibles, d’autres avaient une chance inouïe. Il y en avait que la Vie Nocturne faisait briller d’un éclat plus vif que leurs noms sur les marquises des cabarets. Certains jouaient prudemment, d’autres n’hésitaient pas à parier. Il y avait quelques arnaqueurs professionnels, dont la subsistance dépendait de l’existence de pigeons. D’autres encore, trop avisés pour donner dans l’arnaque, se contentaient d’avoir les moyens d’être des pigeons. La Vie Nocturne, c’était un chant et une danse. La Vie Nocturne, c’était New York, Chicago, San Francisco, Paris, Berlin, le centre-ville, les faubourgs ; Harlem, le Sud ; partout où se déployait son fascinant manteau de velours. » Le rythme de la Vie Nocturne bat son plein dans Music Is My Mistress. Comme le dit le Duke lui-même : « It don’t mean a thing if it ain’t got that swing ![1. Titre d’une composition phare écrite par Duke Ellington et Irving Mills en 1932, qu’on pourrait traduire approximativement par « Ça ne vaut rien si ça ne balance pas ».] »[/access]

Music Is My Mistress, Duke Ellington, Slatkine & Cie, traduit de l’anglais par Clément Bosqué et Françoise Jackson, avec Christian Bonnet, 2016, 589 pages, 25 €.

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Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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