Le meilleur « pain de campagne » se trouve en ville, nos belles provinces étant sous la coupe de boulangeries semi-industrielles. On peut toutefois y rencontrer des irréductibles, des boulangers passionnés qui redonnent vie aux farines anciennes en travaillant la terre, l’eau et la meule de pierre.
C’était dans les années 1970. À l’époque, le pain était infect, blanc, volumineux, léger, sans goût, sec comme du carton, bourré d’acide ascorbique… Dans la campagne dauphinoise où nous avions notre maison, le boulanger venait ainsi une fois par semaine livrer ses pains à tous les fermiers du coin, qui finissaient par le donner à manger aux poules. Je ne sais comment ma mère a réussi un jour à trouver un très beau pain à la croûte multicolore et à la mie fraîche, humide et bien alvéolée. Posé à côté, sur la table de la cuisine, il y avait une motte de beurre au lait cru et salé. J’avais une dizaine d’années et cette simple tartine s’est inscrite dans mon occiput avec la force d’une émotion proustienne, la rondeur et la fraîcheur du beurre venant souligner les notes de noisette, de foin et de miel du pain bien cuit et croustillant. Aucun de tous les grands chefs cuisiniers qu’il m’a été donné de rencontrer n’a jamais égalé l’harmonie de cet accord parfait ! Du pain et du beurre… Ces deux denrées « de base » sont un festin à elles seules quand elles sont d’une qualité parfaite.
Si la qualité moyenne du pain est bien supérieure à ce qu’elle était il y a cinquante ans, trouver un pain vraiment succulent relève encore de l’exploit. Bien que comestible, il est la plupart du temps parfaitement ennuyeux, surtout dans les campagnes, qui se révèlent être de vrais déserts boulangers (comme en Bourgogne, où les plus grands vignerons n’hésitent plus à commander leurs pains par Chronopost à des boulangers situés à des centaines de kilomètres de chez eux). Ainsi, la qualification courante de « pain de campagne », qui désignait autrefois une belle miche goûteuse, devrait laisser place à celle de « pain de ville », car c’est dans les villes que le pain est aujourd’hui le meilleur.
Ce paradoxe a été mis en avant dans le grand livre d’humour noir de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely : La France sous nos yeux. Le tableau que ces deux observateurs chirurgicaux brossent de notre pays vidé de sa sève, de son industrie et de son agriculture, où des millions de nos compatriotes appauvris considèrent le Nutella et le « vrai Coca » comme des produits de luxe, est digne des apocalypses peintes par Jérôme Bosch. Dans le chapitre qu’ils consacrent aux boulangers et au nouveau rapport que les Français entretiennent avec le pain, Fourquet et Cassely observent une dualité entre, d’une part, les « néo-boulangers » experts en blés anciens bios moulus à la meule de pierre, tels qu’ils se sont multipliés dans les centres-villes ces dernières années – aux côtés des bars à bières artisanales et des vendeurs de « cafés de spécialité » – et, d’autre part, les boulangeries industrielles des ronds-points telles qu’elles se sont implantées en périphérie, dans les zones commerciales. Alors qu’on ne peut plus circuler en voiture ni se garer à l’intérieur des villes, les « McDo de la boulange » de type Banette, Baguépi, Campaillette, Marie Blachère (qui vend à elle seule 200 millions de baguettes par an), Brioche dorée et autre Mie câline ont suivi à la lettre le principe marketing « no parking, no business ». On se gare et on va acheter sa baguette 95 centimes d’euro sans se poser de questions sur l’origine des blés ni sur la manière dont le pain a été fabriqué.
Une adaptation par automatique aux changements
Cette coupure géographique et sociologique entre « bobos des villes » et « gilets jaunes des champs » est peut-être pertinente dans ses grandes lignes. Mais c’est aussi une vision statistique abstraite qui occulte des évolutions profondes – par exemple, le fait que de plus en plus de boulangers se sont libérés de l’emprise des meuniers et s’efforcent de retrouver une relation avec la terre. Fourquet et Cassely observent que les lois du marché structurent la vie de notre pays : les ports de pêche ont été transformés en ports de plaisance, les Français se sont américanisés et se sont pris de passion pour le barbecue, la piscine et le hamburger, etc. Si c’était vrai, il y aurait alors systématiquement du bon pain là où il y a des gens riches prêts à payer le « pain paysan aux fruits séchés » 20 euros le kilo. Or, ce n’est pas le cas : là où il y a une demande, il n’y a pas toujours d’offre ! Sur l’île de Ré, qui est en passe de devenir un nouveau Saint-Tropez, il n’y a pas un seul bon boulanger. Pour en trouver, il faut aller à La Rochelle.
Autrefois, on se baladait avec le Guide Michelin pour découvrir de bons restaurants. Aujourd’hui, je ne me déplace plus sans Tronches de pain, le guide des pains qu’ont d’la gueule, de Marie Rocher, Cécile Cau et Guillaume Nicolas-Brion, aux Éditions de l’Épure. Les auteurs sont allés à la rencontre d’une cinquantaine d’artisans-boulangers d’exception parfois nichés dans des endroits invraisemblables. Certains gagnent à peine le Smic, mais sont heureux d’avoir construit un four à bois.
Pesticides, insecticides : peut-on faire du pain sans empoisonner ?
Le rôle du paysan est-il de nourrir les hommes ou de les empoisonner ? Sachant que les blés standards sont tous enrobés de fongicide dès le semis et reçoivent six traitements de pesticides par an, que les insecticides, sous forme de microgranulés, entrent dans la plante et dans le germe du blé, on apprécie que ces boulangers passionnés sélectionnent eux-mêmes leurs blés et leurs farines (ce que ne font plus 99 % de leurs « confrères » à qui les meuniers vendent des farines farcies d’améliorants accompagnées des recettes qui leur permettront de fabriquer du pain de façon constante, faisant du boulanger un exécutant, non plus un artisan).
Parmi ces purs, je connais deux lascars, deux saint François d’Assise du pain. Le premier s’appelle Nicolas Supiot. Il est paysan-boulanger dans la forêt de Brocéliande. On dirait un menhir, un bloc de pierre relié à la terre. En 1990, il quitte Paris pour s’installer dans une maison abandonnée. Là, « j’ai cessé de consommer et j’ai commencé à faire mon pain, en allant chercher l’eau à la source. Je n’avais aucune intention commerciale. Ce sont les gens qui, par leur enthousiasme, m’ont incité à devenir boulanger. » Pour obtenir un blé sain et non cloné, il se met en quête des blés oubliés du pays de Redon, que les paysans se transmettaient de père en fils. En semant ces trésors (interdits par l’INRA !), il espère reconstituer l’héritage perdu des anciens et fabriquer un pain vivant à nul autre pareil. Il rachète quelques pauvres lopins de terre qu’il n’a cessé depuis de cultiver sans labours, ni engrais, ni pesticides, en préservant le biotope et sa flore, comme la cameline et la nigelle, les compagnes du blé depuis toujours, qui donnent une belle couleur bleue et une saveur épicée au pain. « En moulant la farine à la meule de pierre, et en la prenant fraîche, je profite de ses arômes fabuleux. » Selon la « science officielle », pourtant, ces blés pauvres en gluten sont jugés « impanifiables », alors que les paysans bretons s’en sont nourris pendant des siècles ! Cuits au feu de bois de chêne, les délicieux pains au levain de Nicolas sont aujourd’hui étudiés par les scientifiques de… l’INRA.
L’autre boulanger de génie auquel Macron devrait donner la Légion d’honneur est le Lillois Alex Croquet. Sans exagérer, c’est l’artisan le plus génial que je connaisse, un homme qui n’arrête pas d’approfondir son métier. Le plus simple est encore de se rendre directement dans l’une de ses deux boutiques, à Wattignies (où il vit) ou rue Esquermoise, dans le Vieux-Lille. Tous ses pains au levain se dégustent comme des gâteaux – et en deux heures, il n’y a plus rien dans ses boutiques ! Alex a été le premier, dans les années 1990, à dynamiser son eau, car « une eau statique est une eau morte ». C’est elle qui donne de la rondeur à ses pains. Il n’utilise aucune levure et fait confiance à ses levains naturels qui développent des arômes puissants de miel, fruits secs, épices et vanille. Ses fermentations sont longues ; le pétrissage est doux, sans violence. Il y a deux ans, il est allé dans la Drôme s’acheter un moulin qu’il a installé dans son fournil. Depuis qu’il fait sa propre farine, Alex a encore décuplé toutes ces saveurs.
À Paris, la vague (ou la vogue) des « néo-boulangers » initiée par Christophe Vasseur il y a une vingtaine d’années, continue. Sain, Archibald, Petite Île (fondée l’an dernier par des Taïwanais incroyablement méticuleux, et dont les croissants aux amandes sont à tomber), Maxime Bussy, le Japonais Schinya… Rue de la Forge-Royale, dans le 11e arrondissement, je vous conseille d’aller découvrir les pains de Max Chapel, le boulanger le plus étrange et le plus rêveur qui soit. Ce mathématicien de formation s’est pris un jour de passion pour le pain et la pâtisserie. Très précis et rigoureux, il donne à ses réalisations des formes cubiques dont la signification profonde nous échappe. En bouche, ses pains aux épices, au romarin, aux abricots, à la figue, à la banane et au gingembre sont d’une grande fraîcheur. Max utilise les farines d’un petit meunier d’Île-de-France, la ferme de Forest. Attention, il n’est ouvert que le vendredi, le samedi et le dimanche !
À lire
Cécile Cau, Guillaume Nicolas-Brion, Marie Rocher, Tronches de pain : le guide des pains qu’ont d’la gueule, L’Épure, 2017.
À déguster
Boulangerie Chapel. 25, rue de la Forge-Royale 75011 Paris.
Boulangerie Axel Croquet. 66, rue Esquermoise 59800 Lille.
Boulangerie Nicolas Supiot. Le Rocher de Ropenard, 35330 Maure-de-Bretagne.