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Du côté de chez Coty


Du côté de chez Coty

Les pieds dans l’eau et Ballets roses constituent les deux volets d’un diptyque joyeusement nostalgique que Benoît Duteurtre aurait pu intituler Du côté de chez Coty.

Dans Les pieds dans l’eau, paru à la rentrée 2008, Benoît Duteurtre remonte tel un saumon agile et mélancolique le cours des décennies et des générations, aimanté par la figure de son arrière-grand-père. René Coty (1882-1962), second président de la IVe République entre 1954 et 1958, s’éteignit deux ans après la naissance du romancier. A soixante-dix-huit ans de distance, ils sont nés l’un comme l’autre un 20 mars. Multipliant habilement les voyages en amont et en aval entre les différentes décennies, Duteurtre retrace l’histoire de sa famille avec humour et pudeur. Une telle entreprise pourrait surprendre sous la plume de cet adversaire de la littérature nombriliste et des « confessions intimes ». Mais, précisément, Duteurtre demeure fidèle dans cet exercice à ses principes esthétiques : observation aigüe du réel ; anti-sentimentalisme ; scepticisme ; ironie. Surtout, ce voyage à travers l’histoire familiale et sa géographie intime (Étretat, Le Havre, Paris, les Vosges) est avant tout prétexte à poursuivre par d’autres moyens son exploration romanesque placée depuis ses commencements sous l’étoile de Balzac. Il approfondit ainsi à travers cet ouvrage son étude des transformations de la société française et de son monde concret.

« La famille Coty se trouvait partagée entre deux tendances : un côté sérieux, respectable, solennel, figuré par le Président et sa fille cadette, Madeleine, auquel s’opposait un versant plus fantaisiste, souriant, léger, incarné par Germaine et sa fille aînée Elisabeth. » Duteurtre appartient assurément à ce second versant. Ses analyses de « la lutte des classes à Étretat » et ses rêveries métaphysiques sur les galets – problème fondamental, qui avait pourtant échappé jusque là à Parménide aussi bien qu’à Platon – en attestent indubitablement.

Au passage, Benoît Duteurtre confesse de très sympathiques penchants gérontophiles, contractés dès l’adolescence. J’attire tout spécialement l’attention de nos amis de la Halde sur ce point, afin que la littérature de Duteurtre entre enfin dans nos manuels scolaires : « Cette station me réservait toutefois sa meilleure part avec le troisième âge, où je finis par trouver mon milieu naturel. Affalé sur la plage, je draguais les vieillards à l’heure du bain. […] J’appréciais les manières de cette génération : cette distinction permanente entre vie personnelle (qu’on n’abordait jamais) et divertissement social (où il fallait se montrer aimable et brillant), quand la jeunesse, trop souvent, s’abandonne à ses sentiments. » Après une plus mûre réflexion, je ne suis pas absolument certain que la Halde frétille d’aise à la lecture de ces lignes.

Le second volet du diptyque, Ballets roses, n’est pas un roman mais un reportage méditatif. Celui-ci s’inscrit dans le cadre de la collection des éditions Grasset « Ceci n’est pas un fait divers », qui invite des romanciers contemporains à retracer à leur manière des faits divers célèbres. Benoît Duteurte n’en étant jamais à un paradoxe près, il semble bien que ce soient ses pulsions gérontophiles maintenues qui l’aient incité à jeter son dévolu sur la grande « affaire pédophile » de l’année 1959. Duteurtre n’a pu résister au plaisir de partir en quête de témoins de l’époque, de bavarder librement avec des nonagénaires malicieux, de retrouver les traces d’une mystérieuse comtesse roumaine d’opérette.

Le premier rôle dans cette affaire est tenu par André Le Troquer, président de l’Assemblée nationale au moment des faits. Le récit de Duteurtre se tisse autour de trois figures : « le héros légendaire (Charles de Gaulle), le bourgeois modéré (René Coty) et l’ambitieux humilié (André Le Troquer) » – les destins de ces trois hommes publiques s’étant croisés de près. C’est, pour Benoît Duteurtre l’occasion d’une seconde visite aux mânes de son arrière-grand-père et au Journal tenu par celui-ci.

Le phénomène qui retient d’abord son attention est « la frénésie de l’opinion publique, facilement friande des perversions des autres ». Duteurtre propose ensuite une éclairante comparaison entre l’opinion publique et la presse de l’époque et celles d’aujourd’hui. En 1959, la bêtise n’était pas davantage qu’en 2009 une denrée rare. Mais les formes de la bêtise ont assurément subi d’étonnantes métamorphoses. Et l’on est tenté de partager avec Duteurtre une étrange nostalgie de la bêtise d’antan. Entre l’affaire des « Ballets roses » et les délires pédophilophobes – si l’on me permet ce néologisme primesautier – d’Outreau et de la prétendue « Affaire Baudis », les progrès de l’humanité (et du journalisme) n’ont du reste pas été particulièrement frappants.

En 1959, la tonalité dominante dans la presse n’est pas celle de l’horreur et du scandale moral, mais plutôt, d’une façon très surprenante pour nous, une sorte « d’amusement collectif » aux accents grivois. Pour l’opinion, la responsabilité est partagée entre les adultes et les jeunes filles de seize ans, même si celle des adultes est à l’évidence plus grande, au titre « d’incitation de mineures à la débauche ». Les jeunes filles, qui n’ont pas été violées mais se sont adonnées à divers ébats dans l’espoir d’une ascension sociale, ne sont pas décrites de manière univoque comme des « victimes ». Et Le Troquer, dans la comédie sociale d’alors, ne joue pas le rôle du « monstre », mais apparaît simplement comme une figure publique ridiculisée. Duteurtre a par exemple déniché, dans La République du Var du 29 janvier 1959, cette phrase qui forme un contraste pour le moins saisissant avec le langage et l’esprit de notre époque : « La police dut même insister pour que les familles de ces évaporées portent plainte. » Si la bêtise misogyne et le mépris des femmes pesaient beaucoup plus lourdement sur la vie sociale en cette fin des années 1950, en contrepartie, le sens de la complexité des situations humaines irriguait peut-être cette vie plus généreusement que la nôtre.

Benoît Duteurtre fait partie à mes yeux, aux côtés de François Taillandier, de Philippe Muray et de Michel Houellebecq, d’une pléiade de quatre romanciers qui a marqué de manière significative le roman français des quinze dernières années.

Ces quatre œuvres sont réunies par ce que j’aimerais appeler le paradoxe balzaco-kundérien. Leurs auteurs ont en effet gravité – ou gravitent encore (à l’instar de votre humble serviteur) – autour de la revue de Lakis Proguidis, L’Atelier du roman, dont Milan Kundera est le saint patron. Ils sont tous quatre, chacun à sa façon, des héritiers de Kundera (Houellebecq moins que les autres, sans doute). Ainsi, leurs quatre esthétiques, dont chacune est très singulière, ont en commun de s’opposer à trois tendances : le Nouveau roman, d’abord – auquel répond leur amour des personnages romanesques et leur attachement à l’art de raconter des histoires ; la réduction des richesses formelles de l’art du roman à la seule « écriture » ; la confusion, enfin, du roman avec un terrain d’exercice pour « l’expression d’un moi », souffrant de préférence. Héritiers de Kundera, ils le sont enfin par leur « modernisme antimoderne » et par un regard extrêmement critique, extrêmement noir et drôle, sur leur époque.

Tous quatre partagent en outre une seconde fidélité : la fidélité à Balzac. Ils sont animés par l’ambition de reprendre à leur compte pour le temps présent son avidité de réel ainsi que son grand projet de description de toutes les transformations concrètes de la société. Depuis quinze ans, je lis et j’aime leurs romans – et je n’avais pourtant jamais remarqué le caractère paradoxal de ce double héritage ! Pour Kundera, le roman est en effet l’exploration de l’existence, des « possibles existentiels ». Sa vocation n’est pas la description réaliste d’une époque ou d’une société particulière. Le principal grief de Kundera à l’encontre de Balzac porte cependant sur le diktat de la vraisemblance, sur le pacte réaliste, qui réduit considérablement à ses yeux la richesse des possibilités formelles du roman, si sensible de Rabelais jusqu’à Sterne. Mais, justement, à cet égard, tous quatre commettent de nombreuses « infidélités » envers Balzac… Kafka est passé par là. Le paradoxe de ce double héritage est peut-être l’un des secrets de la beauté de ces œuvres.

Je terminerai par une petite chronologie personnelle et fantaisiste des romans de ces auteurs qui me sont les plus chers.

1992 : Les nuits Racine (Taillandier) ; Tout doit disparaître (Duteurtre)
1994 : Extension du domaine de la lutte (Houellebecq)
1996 : Gaieté parisienne (Duteurtre)
1997 : Des hommes qui s’éloignent (Taillandier) ; On ferme (Muray) ; Drôle de temps (Duteurtre)
1998 : Les Particules élémentaires (Houellebecq)
1999 : Anielka (Taillandier)
2001 : Le voyage en France (Duteurtre)
2005 : La possibilité d’une île (Houellebecq) ; La petite fille et la cigarette (Duteurtre)
2006 : Roues carrées (Muray)
2007 : La cité heureuse (Duteurtre)

Finalement, cette époque fut-elle si mauvaise ?

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