Damoiselle Lévy est connue pour son ouverture d’esprit presque autant que pour sa complaisance à toute épreuve à l’endroit des faits et gestes de M. Strauss-Kahn.
C’est son droit, comme on dit dans mon village corse. Cependant, je ne voudrais pas qu’elle s’égare dans l’excuse perpétuelle, telle la première mère juive venue avec son rejeton. Précisons d’emblée son propos lapidaire d’ouverture : la Sainte Inquisition n’a que très peu chassé et brûlé les sorcières, et encore fort tardivement, après de nombreux débats internes, toute occupée qu’elle était à morigéner l’hérétique. Ce sont bien plutôt nos amis calvinistes ou théoriciens de la souveraineté, comme l’inénarrable Jean Bodin, qui à l’époque de la Réforme et de la Renaissance humaniste, se sont spécialisés dans le nettoyage forestier des sabbats nocturnes. Mais peu importe, venons-en aux faits.
Dominique Strauss-Kahn est-il un banal libertin, ou bien peut-on le soupçonner d’avoir eu un comportement de maquereau ? C’est la question. Remarquons d’abord que l’argument des « adultes consentants » ne tient pas ici – comme d’ailleurs il ne tient jamais en raison dans aucun cas de prostitution : un être qui livre son corps à l’autre pour un coup passager contre rémunération sonnante et trébuchante ne peut jamais être considéré comme consentant au sens du contrat que passent des personnes libres et sujettes de droit. Même dans ce monde libéralisé à l’extrême, nul n’est jamais entièrement propriétaire de son corps au sens où il pourrait par exemple le vendre en pièces détachées. Une certaine sagesse juridique demeure ici qui excipe de la dignité humaine pour affirmer que l’usage des corps échappe en partie aux désirs de leurs habitants.
Dans les faits néanmoins, on le sait, une tolérance subsiste à travers les siècles et les civilisations et le mal qu’est la prostitution a droit de cité, sous certaines conditions et assujetti à certains contrôles. Cependant, il y a loin moralement du banal quoique sordide recours aux filles de joie par l’affamé sexuel, généralement maltraité lui-même économiquement et socialement par le monde, aux pratiques de DSK et de ses amis que les témoins ou victimes ont décrites aux juges. Cette affirmation s’appuie sur plusieurs arguments : premièrement, M. Strauss-Kahn, en tant qu’homme public et politique, a un devoir moral d’exemple dans son comportement. Voilà qui fera sourire le contemporain : pourtant, Robespierre lui-même y souscrirait. Il s’agit en fait de savoir si décidément l’on souhaite que la République, cette affaire humaine, repose au-delà de ses institutions, sur des êtres d’exception dont la vertu la féconde chaque jour nouveau, ou si, cyniques, nous nous satisfaisons de manières de satrapes orientaux vaguement déguisés en sophistes humanistes lorsqu’ils apparaissent sur la forum. Hélas, il faudra croire, si le peuple français se satisfait du second terme de l’alternative, que pour une fois Maurras avait raison : « La République est le régime qui réclame le plus de vertu, et celui qui y pousse le moins ».
Mais, dit-on, mais, dit la patronne, la morale privée nous importe peu, ce que nous réclamons comme minimum syndical, c’est l’exercice public des vertus, comme ne pas piquer dans la caisse, ne pas décapiter ses opposants selon ses humeurs, ou encore respecter les lois et les institutions. Que l’on me pardonne, mais ce machiavélisme de pacotille a porté peu de fruits dans l’histoire, sauf en période de crise aiguë où l’opportuniste Clemenceau, par exemple, dix fois condamné pour concussion, a pu se révéler le Père la victoire. Exception sur laquelle nul ne peut fonder rationnellement ses espérances. Car la schizophrénie au sens moral, nuisant à la confiance, nuit in fine au bien commun en désespérant les peuples.
Dans le cas Strauss-Kahn, tel qu’il est évoqué aujourd’hui, et sous réserve bien entendu que les délits qui lui sont imputés soient réels, il y a bien plus. Il n’est pas oiseux en effet de s’interroger sur la perversité profonde d’un homme qui, ayant avec lui le pouvoir, l’argent et, dit-on, une grande capacité de séduction, s’entête à louer des prostituées pour agrémenter ses soirées. La nature humaine ayant sur ce plan-là malheureusement peu évolué, personne ne croira que cet homme-ci, si ses appétits du bas-ventre jamais ne le laissaient en repos, n’ait pas eu la possibilité de convaincre la première oie blanche venue de le réconforter, avec les moyens les plus antiques et les plus vulgaires du prestige et de la domination. Les courtisanes, au sens strict du terme, n’ont hélas jamais manqué depuis le premier roi de Cro-Magnon.
Mais la répugnante doxa de ce qui ose encore se nommer le féminisme nous tiendra certainement grief de faire pencher la balance en ce sens : car l’argent, qui est le dernier mot de ce monde, l’argent sans odeur, ce crottin du diable comme le nommait François d’Assise, justifie aujourd’hui bien mieux n’importe quel acte que tout ce qui s’apparenterait à de la domination psychologique. C’est ainsi que l’on préfère des femmes-machines, changées en tiroir-caisse, à des êtres de chair et de passion que les fumées du pouvoir pourraient un moment égarer. Pour moi, et sans que je souhaite que cela arrive jamais ni à ma fille, ni à ma sœur, ni à ma voisine, je crois comprendre et aimer mieux l’humanité des Marie-Madeleine que celle des robots à jouir que leurs seuls émoluments placeraient au-delà de toute indignité.
Il appert donc dans le comportement de DSK tel qu’on le décrit et tel qu’on le soupçonne des relents tyranniques de pervers qui préfère disposer de son matériel de chair humaine plutôt que de se livrer aux fragrances obscures de la séduction érotique. C’est ici que ces agissements peuvent s’apparenter à de l’esclavage, et donc sinon à du proxénétisme stricto sensu, à de la complicité. Elisabeth Lévy fait justement remarquer quelle extension formidable les juges confèrent en l’espèce au chef d’inculpation de proxénétisme. Pourtant s’il était avéré qu’avec la complicité de Dodo la Saumure, et de quelques autres amis, le patron du FMI ait régulièrement organisé des orgies, dont la violence même paraissait répugner aux prolétaires du sexe en question, s’il est avéré que ceci s’est passé notamment dans un appartement loué à travers un homme de paille par M. Strauss-Kahn, et que sont confirmées et les méthodes et la régularité des parties – il faudrait peut-être trouver un terme nouveau pour qualifier ce type de pratiques qui échappent aujourd’hui à la loi.
Encore une fois, on peut arguer du fait que c’est son problème, que tant qu’il payait bien, il était libre de ses mouvements et que peut-être même il leur offrait des chocolats à la fin. Mais alors à quoi bon se réjouir de ce que deux siècles de luttes aient permis au prolétariat lui de recouvrer certaine dignité face à ses patrons exploiteurs, à quoi bon reprendre en chœur la moralisation du capitalisme, si en France même, le simple fait d’avoir de l’argent, du pouvoir et de l’entregent permet tout. D’ailleurs, les hauts-fourneaux et les mines du Nord de la France étaient privés, et le prolétariat consentant à ses conditions de travail infamantes, et à son salaire de misère. On trouvera toujours des filles pour satisfaire les perversions des puissants. Oui, on trouvera toujours des travailleurs étiques pour accomplir n’importe quel tâche à n’importe quel prix, tant que ça nourrit leurs enfants. Est-ce un argument ?
Si M. Strauss-Kahn était coupable des faits qu’on lui reproche, ce que je ne souhaite, ni pour lui, ni pour les éventuelles victimes, alors je crois qu’il devrait payer, et plus qu’un autre, parce qu’il serait la figure hideuse d’une sempiternelle domination que l’époque pourtant, nourrie aux Droits de l’Homme et à la démocratie, fait profession de pourchasser.
À homme d’exception, justice d’exception, ce me semble être un bon axiome républicain.
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