Je fais confiance à la justice de mon pays. En général, cette formule est employée sur le mode de l’antiphrase par des gens convaincus qu’ils vont se faire ramasser au tribunal. C’est exactement ce que j’ai pensé hier, mais au premier degré, en apprenant qu’un juge de l’urgence avait condamné un livre – plus précisément son auteur, Marcela Iacub, son éditeur, Stock, et l’hebdomadaire qui avait assuré un lancement publicitaire en fanfare, Le Nouvel Observateur. Cela peut sembler niais, mais oui, j’ai eu le sentiment d’être sous la protection de la loi. Digue fragile sans doute, car aucun tribunal ne peut prononcer les amendes qui dissuaderaient un journal ou un éditeur de faire des ventes en faisant du trash, avec vos petites turpitudes ou les miennes, inutile d’être très connu pour que ça vaille le coup, l’important, c’est que le lecteur puisse se dire que vous êtes aussi minable que lui.
Tout de même, depuis qu’un juge a affirmé qu’on n’avait pas le droit, fût-ce sous couvert d’art, de disposer de la vie des autres et de l’exposer en place publique, je me sens mieux. Que chacun ait le droit d’exhiber son intériorité, cela me déplaît mais je ne saurais m’y opposer. Mais si le Tribunal n’avait pas sanctionné la violation massive, flagrante, délibérée et malveillante de la vie privée de DSK, l’idée même de vie privée n’aurait plus de sens. Et chacun n’aurait plus qu’à être l’espion de son frère.
Que les amateurs de « littérature people » se rassurent : l’ouvrage sortira, mais assorti, sous peine d’une amende de 50 € par exemplaire, d’un encart « informant le lecteur de ce que le livre porte atteinte à la vie privée de Dominique Strauss-Kahn » (Rien à dire, c’est sobre). Par ailleurs, l‘Obs devra, dans les huit jours, publier « sur la moitié inférieure de sa couverture », le même texte (en gras noir sur fond blanc, sic), précédé du titre « LE NOUVEL OBSERVATEUR CONDAMNE A LA DEMANDE DE DOMINIQUE STRAUSS-KAHN ». Ainsi l’hebdo de la gauche intellectuelle aura-t-il l’air de ce qu’il est : un Voici des élites[1. Expression que je dois, me semble-t-il, à mon ami Philippe Cohen.]. Rassurez-vous, chers confrères, ça ne durera qu’une semaine. Et puis on oubliera, n’est-ce pas notre métier d’oublier et de faire oublier. Du reste, cette assertion est injuste : les défenseurs de cette opération, montée dans le plus grand secret entre l’éditeur et le directeur du journal (marketing qui en dit long sur les nobles motivations littéraires des défenseurs extasiés du chef d’œuvre), sont ultra-minoritaires, dans l’opinion, dans la République des lettres, et jusque dans les rédactions enrôlées à l’insu de leur plein gré dans les embrouilles amoureuses de Marcela Iacub et DSK – les féministes les plus acharnées se résignent d’ailleurs à admettre que, dans cette affaire, l’ancien patron du FMI est la victime.
Même les rédactions de l’Obs et de Libé ne semblent pas avoir été touchées par la grâce qui s’est abattue sur les plus grands critiques maison. Lesquels ont trouvé dans le livre confirmation de leurs théories fort nouvelles sur la domination des mâles blancs et sur le fait que les hommes sont des cochons (ce qui est néanmoins plus rassurant que s’ils étaient critiques littéraires). Au passage, il m’a plutôt semblé que ce que Marcela Iacub reprochait aux hommes, c’était d’être des hommes (avec tous les ennuis afférents à la condition), mais passons.
C’est de l’art, glapissent-ils, comme si ce seul mot devait suffire à faire taire toute critique. Peu me chaut à vrai dire que Belle et Bête soit ou non de l’art. Mais en tout état de cause il serait curieux que l’art soit la seule activité humaine jouissant d’une liberté intégrale que rien ne pourrait limiter. Ou alors, il faut accepter que l’art détient un pouvoir suprême et incontestable. On m’accordera qu’en ce cas, il n’y aurait rien de plus urgent que de le combattre.
*Photo : bixintx.
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