Voilà sept ans que je n’ai plus la télé — sauf parfois le week-end, afin de m’assurer que ma décision était la bonne. Voilà vingt ans que je ne regarde plus TF1 — et M6 guère davantage. Là, je n’ai même pas besoin de vérifier.
Mais parfois je me branche, sur le Net, sur une chaîne d’informations en continu, pour avoir des nouvelles des guignols qui font l’info… Je ne suis pas encore mort, mais con-taminé quand même.
L’autre jour, donc, j’allume au hasard i-télé, et j’apprends en boucle (ah, le voyeurisme du désastre, ça a commencé, rappelez-vous, avec le 11 septembre où on aurait cru qu’une flotte d’avions percutait un nombre innombrable de tours jumelles) que des athlètes que par ailleurs j’estimais étaient morts dans un double accident d’hélicoptères en Argentine. « Dropped » — c’est le cas de le dire.
Un peu plus tard, j’ai appris que l’envoyé spécial de TF1 s’était fait filmer devant les carcasses encore fumantes des appareils. Quand je pense qu’un quidam qui montrerait ses fesses à la télé passerait pour indécent — faire de l’audience sur des cadavres calcinés, c’est quoi ? C’est de l’audience, coco.
Il y a bientôt quarante ans — en 1976 — Sidney Lumet sortait Network, un film exceptionnel sur l’univers de la télé (avec Peter « Bloody sunday » Finch, William « Wild bunch » Holden, Faye « Bonnie & Clyde » Dunaway, et Robert « Apocalypse now » Duvall — courez l’acheter !) où un présentateur vedette (Peter Finch, hallucinant, et qui décéda pendant la tournée de présentation du film, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir un Oscar posthume) poussé à bout, piquait une sainte colère en direct en hurlant aux gens de se mettre à la fenêtre et de crier à leur tour « I’m as mad as hell and I’m not going to take this anymore ».
C’était il y a quarante ans, quand la télé n’était pas encore la poubelle qu’elle est devenue. L’idée était déjà bonne. Elle est aujourd’hui la seule qui vient quand on regarde ce que l’industrie du divertissement et du temps de cerveau disponible a fait d’un média qui jadis proposa des choses respectables. La merde n’est pas une fatalité : c’est le produit d’un système. Et ce système a un nom : il s’appelle Libéralisme.
Je sais, je sais, ça fait de la peine à certains habitués de ce blog — mais attendez un peu…
A priori, la télévision semble être une pioche ou une arme à feu : un outil dont le bon ou mauvais usage dépend de l’utilisateur. Les cow-boys de la NRA disent que ce n’est pas l’arme qui tue, mais le doigt qui appuie sur la gâchette. Oui — mais s’il n’y avait pas d’arme ?
D’autant que les médias sont un outil un peu particulier. Qui se souvient de Marshall McLuhan, le grand-prêtre de la Communication, qui écrivait, en 1964 : « En réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie ».
On se rappelle en général la formule centrale (« Le medium, c’est le message »), alors que l’expression qui compte, c’est « changement d’échelle » — ce qui fait d’un medium un outil un peu particulier.
Qui a lu ici « Le Marxisme et les problèmes de linguistique », une petite brochure signée par Staline himself que j’ai retrouvée pour vous ? Le petit père des peuples y explique benoîtement que la langue n’est pas une superstructure (idéologie), pas même une infrastructure, mais une base — l’outil dépourvu en soi de signification, le trésor commun dans lequel nous puisons pour exprimer notre opposition notre adhésion aux principes du socialisme soviétique.
Pipeau, dit McLuhan : tout médium (depuis l’oracle de Delphes jusqu’à l’ordinateur sur lequel je tape ces billevesées) est en soi le message, dès qu’il induit un changement d’échelle — dès que sa diffusion implique d’abord une conformité, et très vite un conformisme.
Le libéralisme, en transformant la culture bourgeoise du capitalisme version Adam Smith en « objets culturels » susceptibles d’être vendus (Fleur Pellerin s’est bien plus coulée en expliquant que le boulot d’un ministre de la Culture est de s’occuper desdits objets qu’en affichant son ignorance de Modiano) a opéré au cœur de ce « changement d’échelle » : la télévision en soi est devenue le message. Et ce qu’elle dit est tout simplement mortel.
Coup double : non seulement le téléspectateur consomme du programme, mais, publicité aidant, il consomme aussi ce qu’on lui vend avec ce programme. Coup triple en vérité : le divertissement (je rêve à ce que Pascal aurait dit de la télévision) est une fin en soi, non pour oublier notre condition mortelle, mais pour rester dans notre fauteuil au lieu de renverser les gouvernements et de pendre les banquiers, ce qui serait a priori le mouvement naturel, surtout quand les uns et les autres nous prennent pour des cons-ommateurs. On n’est plus « sage comme une image », on est sage grâce aux images. Nombre de parents installent une télé dans la chambre de leurs enfants pour les rendre dociles, et eux-mêmes sont matés dans leurs canapés par le flot de niaiseries qui dégouline des étranges lucarnes. Ce n’est pas même le contenu qui compte : c’est le flux en soi.
Rappelez-vous : un jour la télévision, qui du temps de l’ORTF connaissait chaque soir sa « fin des programmes » — et les écrans restaient noirs jusqu’au lendemain matin — a diffusé du n’importe quoi en continu. La nuit, on meuble — on respecte le quota d’œuvres « françaises » en utilisant des apprentis-comédiens pour lire des romans —, mais le jour, on meuble aussi (la répétition en boucle sur les chaînes d’information continue étant un modèle dans le genre). On meuble avec du spectacle — et on n’a même pas à se soucier de la qualité du spectacle : le spectacle en soi, c’est le rectangle de l’objet télévision (ou celui de l’ordinateur, à présent, et j’y succombe comme un autre). La télé, c’est la réalité. La seule. Du theatrum mundi baroque on est passé à la société du spectacle, et bientôt au spectacle du vecteur de spectacle. On est devant sa télé, et on attend que ça commence — mais ça ne commence jamais : ça coule. Et nous coulons avec, et Godot ne viendra jamais.
Alors, que l’on filme de la débilité certifiée ou du drame humain, que l’on diffuse de la chanson française ou du téléfilm américain, le résultat est le même. La télé est une bibliothèque infinie, où nous n’avons même plus à trier : tout s’avale successivement — comme sur les rayonnages d’Amazon, où les objets se suivent sans se ressembler, identifiés par un code barre. J’en connais qui l’ouvrent à sept heures du matin, et la ferment en se couchant — pour se vider la tête des soucis professionnels, arguent-ils : c’est bien de cela qu’il s’agit, on ne se remplit pas d’un medium, il nous vide. Du téléspectateur reste encore une forme humaine — mais l’intérieur est creux. Et comme l’a si bien dit Patrick Le Lay, on remplit ce vide avec Coca-Cola — le voilà, l’objet culturel ultime.
Etonnez-vous que les prédicateurs aient si peu de mal à glisser de la tentation de djihad dans ces cervelles décervelées ! Vidé par la télé, au lieu d’être encore soi, on devient un autre — et pas n’importe qui : crétin crédule ou criminel. Ou simplement une chose.
*Photo : wikicommons.
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