L’Europe est dans une phase de grande fatigue assez minable. Elle est malade des droits de l’homme. L’analyse de Driss Ghali.
L’humain est fait de contradictions, nous le savons tous, sinon la vie serait trop monotone. Cela dit, certaines contradictions évoquent la fracture ouverte et non la simple opposition entre deux manières de voir et sentir les choses. C’est ainsi que je n’ai jamais trouvé un sens aux bouquets de fleurs que l’on dépose sur les lieux des attentats terroristes avec ces mots : « ils n’auront pas ma haine ». Incroyable attitude face aux ennemis de la dignité humaine, inexplicable bienveillance exercée au nom des droits de l’homme.
Certains affirment qu’il s’agit là d’un catholicisme dévoyé, devenu fou, enivré d’amour et de repentance. C’est méconnaître le catholicisme et confondre les ruines avec le bâtiment dont elles ne sont qu’un pâle reflet. Jamais le catholicisme n’a été une excuse pour la soumission ni le suicide. Ceux qui se soumettent le font pour autre chose.
Je n’ai jamais compris non plus pourquoi les féministes, si promptes à fustiger le machisme, se taisent devant l’essor de la pornographie, devenue, en quelques années, partie intégrante de la culture populaire. Elles devraient envahir les studios où le viol est simulé et la femme réifiée. Malheureusement, elles préfèrent critiquer le concours de Miss France.
Exhiber ses tripes
Tout porte à croire que les droits de l’homme (et de la femme) ne sont pas pris au sérieux. La seule chose qui vaille est de se faire harakiri, se dissoudre en s’infligeant une dose maximale de douleur. Une tendance commune à toute l’Europe Occidentale et qui vit ses riches heures en France. Il suffit d’allumer la télé pour être éclaboussé par les éclats d’un torrent de boue qui déborde. La violence, le cul et la vulgarité la plus nauséabonde sont partout. La civilisation s’ouvre le ventre sous nos yeux pour exhiber tout ce qu’elle a mis un point d’honneur à refouler pendant deux mille ans: le sang, le sperme et autres bols de nouilles glissées sous le slip.
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Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un, individu ou être collectif, à se faire harakiri ? Il faut, me semble-t-il, ressentir une grande fatigue. Atteindre les limites de l’épuisement au point de rassembler les dernières forces mentales pour se donner en spectacle, une dernière fois. La fatigue de vivre, d’où vient-elle ?
Exporter la révolution
L’Europe étant une civilisation marchande, mère du commerce à grande distance, il faudrait rechercher la réponse du côté des invendus, des biens culturels qui n’ont pas trouvé preneurs et qui pourrissent sur étagère.
Depuis deux siècles au moins, l’Europe fonctionne comme une énorme machine à concevoir et exporter des idées. Elle se spécialise dans les concepts révolutionnaires, ces « météorites » qui heurtent les certitudes et illuminent d’une lumière violente toutes les possibilités de l’homme. Tel un canon, l’Europe a bombardé le monde avec ses révolutions : l’humanisme, la séparation des pouvoirs, l’Etat de Droit, l’esprit scientifique, la science moderne, le capitalisme et ses antidotes tels le communisme et le socialisme. Que des obus à fragmentation qui ont bousculé les autres civilisations ! Pour leur plus grand bien d’ailleurs. Ainsi, le Japon s’est réveillé en premier (XIX° siècle) grâce aux innovations venues d’Europe et d’Amérique du Nord (cette Europe protestante et anglosaxonne). La Chine, elle, a été plus lente mais son éveil est désormais complet. En un siècle, elle a fait un long détour par le communisme (invention européenne) avant d’embrasser la science moderne fille de Newton, Descartes et Einstein.
Le péché originel
L’expérience coloniale est, dans un certain sens et sans vouloir plaider sa cause, la quintessence du projet « marchand » de l’Europe. Qu’est-ce que le colonialisme sinon l’irruption forcée (le viol) des civilisations les plus faibles par la civilisation européenne porteuse de la « bonne nouvelle » scientifique, technique et humaniste ? Une vente forcée.
Si le colonialisme a pris fin (et heureusement), aucune ex-colonie n’a coupé les ponts avec la civilisation du colonisateur, qu’elle soit française, britannique, belge, portugaise ou hollandaise. Les nations nouvellement indépendantes, même les plus orgueilleuses, n’ont jamais fait table rase du passé. Tout au plus, ont-elles remplacé la modernité européenne par une autre : le communisme ou le socialisme en lieu et place du système capitaliste. Personne n’a voulu revenir au statut précolonial. Bien au contraire, une double-civilisation a été adoptée : l’européenne pour les affaires de l’économie et du gouvernement, la civilisation des aïeux (précoloniale) pour les affaires intimes. Deux systèmes différents pour la vie publique et la vie privée. Il était question de passer de l’un à l’autre comme on change de vêtement lorsqu’on rentre chez soi le soir pour retrouver les siens. La nature humaine étant ce qu’elle est, il est facile d’imaginer les complications qui ont découlé de cette double-vie. Elle est encore, à ce jour, le lot quotidien de centaines de millions d’Africains et d’Arabes voire d’Asiatiques, ils ne la changeraient pour rien au monde car ils savent, sans avoir besoin de le formuler clairement, que l’expérience coloniale a mis en mouvement leurs forces vives. Des énergies qui étaient enchaînées, empêchées d’agir sous des archaïsmes qui arrangeaient les élites traditionnelles, des oulémas aux mandarins en passant par les marajahs.
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Tel est le vrai service rendu par le colonialisme européen. Les infrastructures laissées par les colons ont une durée de vie limitée et ont tendance à se courber face à la pression des éléments, mais aucun séisme ne saurait effacer la marque profonde imprimée par l’Europe sur les civilisations qu’elle a subjuguées.
Les Européens ont oublié cet aspect de l’histoire, trop pressés de refermer le livre de la colonisation quitte à froisser ses pages les plus honorables. A subsisté le complexe de culpabilité, niché au fond des âmes pour les tourmenter sans cesse et sans espoir de rémission.
Depuis, l’Europe Occidentale fait pénitence. Elle a jeté aux orties les idéaux, les valeurs et les élites d’avant. Vous avez causé la souffrance des damnés de la terre, vous avez pratiqué la torture outre-mer, vous devez donc céder la place et rejoindre le cimetière des idées mortes. C’est comme cela que la gauche a supplanté la droite dans les esprits dès avant Mai 1968 et la grande révolution sexuelle des années 1970 (un autre produit d’exportation d’ailleurs). Dans la foulée, l’irrévérence est devenue un droit de l’homme et la vulgarité une marque d’émancipation. Il fallait à tout prix congédier le passé alors on a fait n’importe quoi.
Retour à l’expéditeur
En Europe orientale, l’histoire est différente. La bascule n’a pas eu lieu à cause de l’occupation soviétique (1945-1990) qui a mis les peuples au freezer. Et il va sans dire que les pays concernés n’ont aucun passé colonial ou ultramarin. A l’ouest, la gauche a voulu retenter le coup, refaire ce que l’Europe sait faire de mieux c’est-à-dire inventer et exporter une révolution.
Depuis quarante ans, les droits de l’homme sont la doctrine officielle de l’Europe occidentale, le principal bien culturel qu’elle propose au monde entier. Sauf que cette fois la Chine a dit « non merci », l’Inde aussi dans une certaine mesure en s’accrochant à son système de castes, la Russie également en convoquant Poutine: voilà donc un gros tiers de l’humanité qui ferme ses frontières à ce que l’Europe a de plus précieux à proposer : un peu de son âme. Et cela va sans dire, les pays arabes dans leur intégralité refusent d’entendre parler d’égalité homme-femme, de liberté de conscience et encore moins de mariage homosexuel. Constat similaire dans toute l’Afrique noire. Et que dire de l’Amérique latine où les gangs massacrent journalistes et syndicalistes pour un oui ou pour un non ?
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En définitive, les droits de l’homme sont un invendu. Une belle machine que l’on n’arrive pas à exporter : un flop commercial comme le Concorde jadis pour l’aviation.
La défaite est d’autant plus cuisante que les migrants qui choisissent de s’installer en Europe se montrent, en règle générale, peu enclins à adopter la doctrine des droits de l’homme. Tout le monde veut bien de la liberté de circulation (vivre et travailler où l’on veut) mais peu assument toutes les conséquences de la liberté de conscience dont le droit à l’apostasie. D’innombrables résistances se manifestent dans les interactions du quotidien pour signifier à l’Europe un refus d’acculturation. Un revers durable, peut-être irréversible.
L’Europe n’est plus au centre du monde
Cet échec commercial est une blessure narcissique pour l’Europe occidentale. Elle qui a tellement besoin de se croire universelle et universaliste. C’est particulièrement vrai en France où le choc est rude. Une source de fatigue, d’épuisement collectif.
Alors on a essayé de lancer un nouveau produit : l’urgence climatique. Un produit défendu par Greta, un VRP, pour le moins, déroutant. Là aussi, l’échec est au rendez-vous puisque le monde s’est lassé de Greta et de ses facéties en l’espace d’une ou deux années. C’est très court lorsqu’on sait que le communisme (Made in Europe) a marqué l’histoire du monde durant cinquante ans, au moins.
Au lieu de se remettre en cause, l’Europe occidentale appuie sur l’accélérateur. Elle se transforme en un showroom pour invendus où défilent les idées moribondes, animaux blessés devenus agressifs comme tout fauve en détresse. Alors, ils se mettent à mordre: les droits de l’homme sont devenus un alibi pour les délinquants et le réchauffement climatique une couverture pour les esprits tristes qui veulent augmenter le prix du diesel et bannir la viande.
Les élites ne bougent pas. Elles applaudissent. Et pour cause, cette folie a quelque chose de logique car, au bout du compte, les hiérarchies sociales sont intactes. L’édifice brûle mais les fondations sont indemnes. C’est la panique dans les parties communes mais les patrons n’ont rien à craindre derrière leurs portes coupe-feu. Assurément, le suicide de l’Europe – ce harakiri – sert un projet de domination, il est le noyau dur d’une méthodologie de gouvernance. Une manière de conduire la société au bord du précipice pour l’empêcher de découvrir qu’elle est gouvernée par des nains.
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