La guerre en Ukraine n’a pas fait basculer la campagne des européennes en faveur de la Macronie. L’invocation des heures sombres face à la progression du RN, non plus. La frontière artificielle entre droite dite républicaine et droite prétendue extrême est tombée, car le RN, LR et Reconquête parlent à la même France. La guerre fratricide des droites promet cependant d’être sanglante.
Panique au quartier général. À moins de trois mois d’élections européennes – qui sont surtout le dernier vote avant la présidentielle –, le cauchemar d’Emmanuel Macron devient chaque jour plus réel. Il avait promis de terrasser le dragon, il fait la course loin devant. Les macronistes en arrivent à crier victoire quand l’écart dans les sondages entre la liste de leur championne Valérie Hayer et celle de Jordan Bardella passe de 11 à 10 points.
Difficile de faire un procès en heures sombres à Bardella
Le camp présidentiel n’est pas très créatif, se contentant de rejouer la même pièce archi-usée : le combat entre la lumière et l’ombre, le bien et le mal, les résistants et les collabos – dans la variante européenne, il est aussi question d’ouverture et de fermeture. L’Europe, c’est la paix, la santé, la prospérité. Les valeurs – plus l’électricité, ose Valérie Hayer qui prétend que c’est grâce à l’Europe qu’on a évité les coupures, oubliant de préciser que c’était aussi grâce à l’Europe (et au sabotage d’EDF mené pour complaire aux Allemands) qu’on avait risqué ces coupures. On voit mal comment des anathèmes qui ont cessé d’opérer au sujet de Marine Le Pen auraient le moindre effet sur la popularité de Jordan Bardella. Les chasseurs de nazis imaginaires ont bien essayé de lui coller l’image de « petit-fils Le Pen », au prétexte qu’il s’était refusé à cracher sur un homme dont beaucoup de militants pensent qu’en dépit de ses égarements, il a vu venir pas mal de choses. Seulement, Jordan Bardella est né en septembre 1995, soit huit ans après la sortie de Le Pen sur le point de détail. Le 12 novembre 2023, il défilait à Paris contre l’antisémitisme. Difficile de lui coller un procès en heures sombres. Quand la bête immonde se cache sous les traits d’un jeune homme propre sur lui, il faut trouver autre chose pour dessiller l’électeur.
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Pour certains esprits soupçonneux, l’Ukraine devait être cette autre chose. C’est faire injure au président. Que des considérations narcissiques et politiques puissent influencer son verbe, c’est probable. Qu’elles déterminent des choix existentiels pour le pays, on n’ose le croire. Quoiqu’il en soit, les mauvaises nouvelles du front ukrainien assorties du gel de l’aide américaine ont promu le dossier ukrainien au rang d’urgence européenne. Pourtant, il n’y a pas eu de réédition de l’« effet drapeau », comme disent désormais les journalistes, à l’instar de ce qui s’était passé en 2022, quand l’invasion de l’Ukraine avait resserré les rangs autour du père présidentiel. Peut-être Emmanuel Macron n’est-il pas très crédible en figure paternelle. Peut-être certains pressentent-ils que, derrière son envie d’en découdre avec Poutine, il n’y a pas de stratégie – et encore moins les moyens qui vont avec. Les invectives hors d’âge n’ont pas aidé. En traitant de Munichois et de lâches tous ceux qui émettaient des doutes sur le revirement du président, plutôt porté jusque-là à ne pas couper les ponts avec Moscou, la Macronie s’est dispensée de l’essentiel : expliquer en quoi les intérêts vitaux de la France étaient en jeu. Il est vrai aussi qu’à l’exception notable des socialistes, les oppositions, toutes couleurs confondues, ont fait des gammes sur le thème du va-t-en-guerre et de l’irresponsable, comme si la Légion était en train de sauter sur Odessa. Toutes ces criailleries politiciennes ont interdit le débat argumenté auquel nous avions droit.
Droite des garagistes
Qu’on le déplore ou pas, la question ukrainienne n’a pas fait basculer la campagne. En revanche, elle a vaguement ressuscité le bloc central ancienne mouture : l’axe PS/Renaissance a un petit parfum d’UMPS (que les jeunes interrogent leurs parents). Pour compléter notre entretien avec Jordan Bardella, nous avons adressé des questionnaires sur l’Ukraine à Marion Maréchal et François-Xavier Bellamy. Les différentes droites, terminologie qu’on emploie faute de mieux, brodent sur la même ligne « gaullo-réaliste » : d’une part, on ne joue pas à « Même pas peur ! » avec un ours nucléaire et, d’autre part, la France doit avoir une voix singulière – argument d’ailleurs brandi par les deux camps qui en oublient de se demander si cette voix est écoutée. Que l’héritage gaulliste permette ou pas de penser notre situation, c’est une autre histoire.
Dans le brouhaha permanent autour de l’extrême droite et ses dangers supposés, on n’a pas prêté attention à la tectonique des plaques idéologiques qui a bouleversé les rapports de force sur la planète conservatrice. Sans faire injure à quiconque, force est de constater que l’ensemble se présente aujourd’hui comme un vaisseau amiral escorté par deux zodiacs ou, si on préfère, comme une baleine poursuivie par deux dauphins, dont l’un est dans l’enfance et l’autre, sur le retour. Ce qui excite les papilles du gros (le RN) et du jeune (Reconquête !), pressés de dépecer le cadavre du malade (LR).
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Macronistes et gauche ont beau s’évertuer à le rapiécer, le cordon sanitaire est tombé en poussière. Le RN est un parti comme les autres. En dehors de quelques bonnes maisons où on se rêve encore en Jean Moulin, dire qu’on vote Bardella ne suffit plus à effrayer le bourgeois.
La frontière artificielle entre droite dite républicaine et droite prétendue extrême étant tombée, reste un ensemble qui, avec des nuances, et quelques vraies différences, dessine les contours d’une famille politique. S’ils ne proposent pas exactement le même cocktail idéologique (le dosage bonapartisme/libéralisme/conservatisme pouvant varier), LR, le RN et Reconquête ! s’adressent à la même France : sociologiquement diverse, elle a en partage une aspiration à la continuité historique. Leurs électeurs veulent que la France continue à exister, et ils ne veulent pas qu’on chamboule les cadres anthropologiques de leur existence en expliquant à leurs mômes qu’être un homme ou une femme relève d’une pure construction sociale. Ce n’est pas un hasard si tous lorgnent le même espace politique, celui du RPR de la grande époque, quand feu William Abitbol, proche de Pasqua, parlait de la droite des garagistes.
Or, en vertu d’une loi immuable de la politique (et d’ailleurs de l’humanité), plus des rivaux sont semblables, plus leur affrontement est violent. Rien n’est plus dévastateur que les querelles de famille. La guerre des droites promet d’être sanglante. À la base, l’union des droites a commencé.