Comment l’évoquer ? Il a tout dit de lui, et tant d’autres ont parlé ! On a démêlé, sans doute, le vrai du faux mais, une fois de plus, son mystère s’est encore épaissi quand il paraissait enfin résolu. Nul mieux que Drieu La Rochelle n’aura incarné le malaise et la faiblesse, nul n’aura mis un tel acharnement à se nuire, à susciter la méfiance, voire la détestation. Et qu’aura-t-il obtenu ? Une affection intacte, une sorte de tendresse jamais démentie, le souvenir d’un être chaleureux et désespéré.[access capability= »lire_inedits »]
Sur une photographie peu connue, il est encore jeune, 25 ou 27 ans : visage très bien dessiné, harmonieux, traits virils et gracieux, belles lèvres pleines, à peine méprisantes. Une calvitie précoce dégage son front lumineux. Costume gris clair, pochette blanche, cravate impeccablement nouée, chapeau ôté. Un beau garçon, vraiment, grand, large d’épaules, d’une élégance anglo-saxonne. Il y a de l’ironie dans son regard, et un fond de tristesse.
Drieu est un célibataire, un solitaire, un erratique. Il se proclame hostile au monde bourgeois, mais démontre à chaque moment son attachement à toutes les parades sociales que, seule, la bourgeoisie française éclairée, curieuse des êtres et du monde, pouvait développer à ce point de perfection. On ne sait pas toujours que ce grand raffiné, qui aimait les foulards de soie, fut un soldat courageux de la Grande Guerre, portant sur lui un exemplaire des Pensées de Pascal. Sous l’Occupation, il développa avec Ernst Jünger une sorte de complicité amusée : l’un et l’autre se trouvant près de la ferme du Godat, sur le canal de l’Aisne à la Marne, près d’une écluse et d’un pont, en 1915, auraient même échangé des coups de feu, sans le savoir tout d’abord, le découvrant vingt-cinq ans plus tard !
Bernard Frank a raison et tort à la fois, quand il écrit : « À cinquante ans, Drieu commençait à devenir un vieux frère, comme on dit un vieux beau, sa mort fit oublier ses rides. Il échappa de justesse à la paternité. Il faut dire que cette génération était accablée de pères : Sartre, Mauriac, Bernanos, Montherlant, Morand, Arland, Chardonne, Gide, Aragon, etc. » Tous ces pères, c’est insupportable, en effet, mais Drieu n’avait aucune des qualités qui font les pères, fort heureusement ! Le 15 mars 1945, il ne se sentit plus la force d’animer encore un peu la féérie de son malheur : « Lorsque [sa gouvernante] mit la clef dans la serrure, une odeur de gaz emplissait l’appartement. […] Drieu, tassé sur une chaise, râlait dans la cuisine, un paquet de Camel sur le fourneau. » [/access]
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