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Drieu la Rochelle, une ombre encombrante

« Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais »


Drieu la Rochelle, une ombre encombrante
Pierre Drieu la Rochelle, 1942. © Leonard de Selva/Bridgeman Images

La disparition de la bibliothèque de Drieu la Rochelle a mobilisé les admirateurs de l’écrivain. L’État a brillé par sa prudence et n’a pas préempté certains documents majeurs, tel le manuscrit de Feu follet. L’héritage de Drieu – son talent littéraire et son passé de collabo – est encore lourd d’ambiguïtés.


Drieu la Rochelle se suicide le 15 mars 1945. André Malraux et Colette Jéramec, première femme de Drieu, admirable personnalité, se précipitent dans son appartement, afin de dérober aux pilleurs l’essentiel de sa bibliothèque et de ses archives. Une partie trouve place chez Malraux, Colette et quelques autres, une autre dans un garde-meuble, dont le contenu entier sera détruit peu après par un incendie (volontaire ou criminel ?). Par la suite, tout ce qui fut sauvé sera déposé chez Jean Drieu la Rochelle, son frère. Brigitte, l’épouse de Jean, meurt en juin 2023.

Les ombres convoquées

14 décembre 2023, hôtel Drouot, Paris : l’étude Tessier-Sarrou met donc en vente cette prodigieuse collection (expert, l’excellent Éric Fosse). Le catalogue seul (préfacé par Julien Hervier) est un trésor : il reproduit des choses rares ou jamais vues, comme dérobées à l’histoire et à l’oubli (voir sur le site de Causeur Drieu la Rochelle, des archives pour la littérature et pour l’Histoire)
On attendait les collectionneurs privés, les lecteurs, nombreux, toujours renouvelés du Feu follet, hantés par la poignante dérive d’un garçon voué au malheur d’être né1. Ils vinrent. On attendait l’État, toujours présent et actif dans ce genre d’événement.
Or, il se montra d’une grande discrétion. Que s’est-il passé ? Un retour en arrière s’impose.

Drieu : l’une contre, l’autre tout contre

Aude Lancelin2, dans un article intitulé Un collabo au Panthéon, publié dans Marianne (janvier 2012), s’insurge contre la publication par Gallimard, dans la prestigieuse Pléiade, des œuvres de Drieu3. Ses arguments sont solides, parfois justes, trempés de fiel aussi ; elle les avance d’ailleurs avec la sévérité d’un commissaire du peuple qui laisse peu de chance à l’accusé : « dandy collabo qui se chargea de verrouiller la NRF […] auxiliaire nonchalant de la Propaganda Staffel, […] antisémite convaincu […]. »
Et voici que paraît Victoria Ocampo (1890-1979), belle argentine très cultivée, audacieuse, qui aimait les hommes brillants et bien habillés, les écrivains surtout. Femme de gauche, antifasciste, elle fut charmée, un soir de 1929, par ce grand garçon qui sentait bon. Ils devinrent amants, ils restèrent amis. Révulsée par ses opinions politiques, elle ne cessa jamais de considérer Drieu d’un œil tendre et navré.

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«Qu’est-ce que c’est « dégueulasse » ? 4» 

À l’antenne de Radio Paris, Drieu parle de son voyage en Allemagne, du 5 au 11 octobre 1941. D’une voix lasse, lente et presque nasillarde (« nazillarde » écrirait peut-être Aude Lancelin), il rend compte de sa mauvaise action, et, toujours soucieux de se nuire, il s’accable pour l’éternité, mais sans y paraître : « Avec quelques amis, Jacques Chardonne, André Fraigneau, […] nous sommes allés à la deuxième Rencontre des écrivains européens, qui avait lieu à Weimar […]invitation cordiale […] accueil simple et libéral […] il faut assurer, de peur qu’elle ne se rompe à jamais, la continuité de certaines délicatesses, de certaines intimités dans l’âme. » Chaque phrase est un clou pour son cercueil, et l’on imagine qu’à la fin de cet entretien, il s’est dit in petto, non sans une amère satisfaction : « Il me sera difficile de démontrer une plus grande abjection : je suis un vrai dégueulasse ! »

Politiquement, moralement, c’est une silhouette erratique, un moine gyrovague5 de la décadence et du malaise. Surréalisme, communisme, fascisme, il prie dans toutes les chapelles : « Drieu était charmant […] secret […] esclave […] des moindres données immédiates de sa conscience agitée. En même temps il allait paresseusement à la recherche de quelque impassibilité enfin définitive. Mais quel délicieux compagnon de flânerie. » (André Beucler De Saint Petersbourg à Saint-Germain-des-Prés, Gallimard)

En l’état, peu d’État

Les temps que nous vivons l’examinent sans pitié. Cependant, au contraire de tant d’autres, Drieu, dans les années soixante-dix, jouissait d’une réputation soufrée mais enviable : sa séduction opérait, on lui pardonnait sans être dupe. Mais, cette fois, par exemple, l’État français a ignoré le manuscrit complet du roman Le Feu follet, estimé entre 20 000 et 25 000 euros, vendu 40 000 !
J’interrogeai le département des manuscrits, à la Bibliothèque nationale : Cette vente vraiment exceptionnelle par le nombre et la rareté des objets proposés, si elle a fait le bonheur des collectionneurs et des marchands, n’a pas suscité un grand intérêt de la part de votre service.
Je reçus cette réponse fort courtoise et circonstanciée :
« Dans le cas des papiers Drieu La Rochelle, […], nous avions choisi de faire porter nos efforts sur des documents totalement inédits ou peu connus des chercheurs, ceux donc susceptibles de présenter un caractère de nouveauté pour les historiens, et la recherche en général.
C’est ainsi que nous avons pu acheter, en exerçant le droit de préemption de la Bibliothèque nationale de France, les 8 lots suivants : cahier contenant des projets de sommaire de la NRF,
tract diffusé par la Résistance appelant à la condamnation à mort de Drieu la Rochelle, tapuscrit d’un article censuré par les autorités allemandes en 1940, texte sur le second voyage des écrivains français à Weimar en octobre 1942, lot de huit projets d’articles, neuf lettres de Marcel Arland, vingt-sept lettres de Jacques Chardonne, quatre lettres de Ramon Fernandez.
Ce fut donc une réelle satisfaction de pouvoir faire entrer dans les collections nationales ces documents qui sont désormais consultables et accessibles.
Bien cordialement,
Guillaume Fau, directeur du département des Manuscrits. »

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Ces achats étaient conséquents, certes, mais…

Je remerciai Guillaume Fau mais je ne lui dissimulai pas ma déconvenue persistante : Je ne peux m’empêcher de penser que l’Administration, dans cette affaire, a fait preuve de timidité ou de prudence. Certes, elle ne dispose pas d’un trésor dans lequel il suffit de plonger la main pour régler toutes les additions, mais la déception est grande si l’on veut bien considérer l’importance de l’écrivain Drieu : pour l’intérêt que suscite encore cet homme, pour sa place historique, sociologique, littéraire, il me paraît que l’effort financier de votre administration est un peu court. Alors, cette question me vient, et vous voudrez bien consentir à ne pas la considérer malveillante : la réputation (calamiteuse), et, sous certains aspects justement déplorables de Drieu, explique-t-elle en partie la faible participation du département des achats à cette vente ? De très nombreux documents sont désormais la propriété de personnes privées, alors qu’elles auraient fait le bonheur des chercheurs et des lecteurs.

Un récit secret

À la Libération, n’espérant aucune grâce, Drieu n’accepta de sanction que de lui-même. Son souvenir n’a cessé de hanter ceux qui l’avaient connu : « Nous n’avons pas su l’aimer », dira Emmanuel Berl. « Je sais bien qu’on vit mieux mort que vivant dans la mémoire de ses amis. Vous ne pensiez pas à moi, eh bien, vous ne m’oublierez jamais. » (Le Feu follet).


  1. Jacques Rigault (1898-1929) a inspiré le personnage d’Alain Leroy, qui prendra les traits de Maurice Ronet dans le film de Louis Malle, Le Feu follet (1963).
    ↩︎
  2. Aude Lancelin, ex-directrice adjointe du Nouvel Obs, fervente lectrice d’Alain Badiou, fit un bref passage à la chaîne (du web) Le Media, porté sur les fonts baptismaux par Sophia Chikirou et Gérard Miller, fameux hypnotiseur.
    ↩︎
  3. Romans, récits, nouvelles, sous la direction de Jean-François Louette et Julien Hervier.
    ↩︎
  4. Jean Seberg-Patricia dans À Bout de souffle.
    ↩︎
  5.  Moine errant qui n’est attaché à aucun ordre. ↩︎
Juin2024 - Causeur #124

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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