Si vous êtes un peu las des grandes foires d’art contemporain, si vous les trouvez assoupies dans une sorte d’académisme financiarisé, vous devez vous rendre à Drawing Now. Cet événement consacré au dessin est né il y a moins de dix ans, et l’engouement qu’il suscite se confirme d’année en année.
Le mois de mars est aussi l’occasion de divers rendez-vous à Paris sur le thème des travaux sur papier. Des expositions en galerie sont programmées, comme la magnifique présentation des travaux au stylo bille de Karl Beaudelere, prévue à la galerie Routes. Le Salon du dessin, quant à lui, fait le lien entre notre époque et les précédentes.
Il faut dire que le dessin, trop souvent tenu pour un art mineur, n’est pas plombé par les enjeux financiers qui pèsent sur le reste du marché de l’art. Le dessin se vend à un prix relativement accessible. On accepte de prendre des risques, d’écouter son goût, de se faire plaisir. Les collectionneurs se sentent plus libres de se décider sur un coup de cœur. Des galeries spécialisées ont vu le jour, tandis que les généralistes font une place croissante à ce média. On n’hésite pas à présenter des personnalités et des tendances inédites. Il y a de la souplesse, de la liberté. Vraiment, on sent que ça bouge du côté du dessin.
Les évolutions qu’on observe interviennent évidemment dans des directions très variées. On peut avoir l’impression que les recherches des artistes relèvent du mouvement brownien. Pas tout à fait cependant, car chez certains dessinateurs, qui sont parfois également peintres, des tendances très figuratives témoignent d’un nouvel état d’esprit.[access capability= »lire_inedits »]
L’orientation la plus perceptible est sans doute cette envie de nous faire comprendre en quoi consiste la vie de nos contemporains. Jérôme Zonder, par exemple, capte la violence latente de l’histoire au cœur même de la vie sociale des enfants. Claire Tabouret, qui a marqué la précédente édition de Drawing now, montre des groupes humains entassés sur de petites embarcations ou placés sur des gradins, comme pour une photo-souvenir collective. Jérémy Liron s’attache à faire ressentir la luxueuse vacuité d’un certain habitat moderne. Didier Rittener alterne de grands visages contemplatifs avec des paysages de désastre.
Ces dessinateurs ont en partage une passion pour l’existence humaine. Ils veulent la montrer telle qu’elle se présente à eux, avec son étrangeté, sa saveur particulière, avec ce qu’elle a d’excitant ou de décevant, de beau ou de misérable. On pourrait penser qu’il est bien naturel que des artistes aient envie de s’exprimer sur la vie des hommes à leur époque – et même que c’est un peu leur boulot. Force est de constater que c’est loin d’être le cas. L’art au XXe siècle, en dépit de sa variété, a surtout abondé en personnalités soucieuses de se démarquer du réel en créant leur propre vocabulaire plastique, en construisant leur monde spécifique. Il faut bien reconnaître qu’à quelques exceptions près les artistes du XXe siècle ont très peu représenté la vie de leurs contemporains. L’idée même de la représentation leur paraissait souvent discutable.
Les dessinateurs dont il est question font passer en nous, par une imperceptible osmose, des bribes de vécu, des sentiments, des intuitions. Ils nous aident, en fin de compte, à mieux faire l’expérience de notre époque, exactement dans la même perspective que le feraient un film ou un roman, mais, bien sûr, avec d’autres moyens.
Dès qu’on représente la vie des hommes se pose la question des instants que l’on distingue, des situations que l’on met en scène. C’est le problème du choix du sujet. Chaque époque, chaque mouvement a eu ses idées à ce propos. Depuis la fondation de l’Académie au XVIIe siècle, l’option communément retenue en France a été de se focaliser sur des moments exceptionnels, porteurs d’un potentiel didactique ou moral hors du commun : péripéties bibliques ou mythologiques, actes héroïques, vues de batailles, etc. Plus près de nous, la peinture militante obéissait largement au même principe. Mais cette prédilection pour des circonstances édifiantes a fait long feu, car, à force de se consacrer à l’exceptionnel, on perd de vue la réalité de l’existence, on tombe dans le hors-sujet, on devient ennuyeux.
Une autre approche a prospéré en parallèle depuis Jérôme Bosch jusqu’aux surréalistes, du gothique tardif à l’art brut. Elle a consisté à mettre l’accent sur les fantasmes, incongruités et détournements divers. Cette filiation est encore très présente à Drawing Now. Beaucoup d’artistes revendiquent, effectivement, une parenté avec le surréalisme. Cela semble être le cas, en particulier, de Mohamed Lekleti, qui pratique avec virtuosité des compositions acrobatiques pleines d’inattendus. Cependant, ce plasticien est une exception qui confirme la règle. On sent bien, il est vrai, que les accumulations de bizarreries, la recherche systématique du drolatique et de l’extravagant sont devenues à la longue fatigantes, artificielles et, pour tout dire, un peu datées.
Cela donne tout son sens aux nouvelles orientations du dessin contemporain, options qu’il partage d’ailleurs en grande partie avec la peinture figurative actuelle. En effet, les artistes de cette mouvance s’intéressent prioritairement à des bribes de vécu qui peuvent paraître anodines, voire insignifiantes, mais qui constituent le tissu même de notre existence. Ils s’attachent à des moments fortuits pour en révéler la nature. On a l’impression que ces dessinateurs essayent de saisir les constituants élémentaires de nos vies. Ils proposent une sorte d’arrêt sur image pour entrer dans la vérité de l’instant. L’idée est de ne s’appuyer ni sur des moments exceptionnels ni sur des fantasmes extraordinaires, mais de partir de la trame même de la vie ordinaire. Cela confère à la nouvelle figuration un côté un peu minimaliste. Mais il y a là une sorte de progrès dans la « manifestation de la vérité ». C’est ce qui donne au renouveau du dessin contemporain son caractère réellement passionnant.
L’Américain Joe Biel (galerie Kuckei + Kuckei) est assez représentatif de cette évolution. Il présente des myriades de saynètes placées dans de petits écrans de télévision. Dans chaque hublot est dessiné quelque chose de différent : ici des voitures en train de brûler, là un couple faisant l’amour, là encore un sportif s’entraînant, plus loin une personne regardant sa montre, etc. Toutes ces activités se produisent en parallèle, comme des chaînes de télévision livrées à un absurde zapping. On éprouve en un seul regard toute la différence qu’il y a entre la vie vécue de l’intérieur et celle vue de l’extérieur. L’incommunicabilité latente du monde moderne saute aux yeux.
Tous les artistes de cette nouvelle figuration ont en commun d’avoir été très marqués par la BD, le cinéma, la photo, le film d’animation ou l’illustration. Le cas de Frédéric Poncelet (galerie Catherine Putman), passé presque directement de la BD au dessin, est typique de ce contexte. La plupart du temps, ces plasticiens n’ont rien d’hostile à l’art moderne et contemporain. Ils y puisent même tant que de besoin. Mais cette source est devenue pour eux étonnamment secondaire. En somme, ce qui se passe dans le domaine du dessin confirme l’hypothèse selon laquelle il y aurait deux traditions artistiques au XXe siècle. La première, savante, alimente les manuels d’histoire de l’art. La seconde, plus populaire et protéiforme, est portée par un appétit jamais démenti pour l’exploration du monde et sa représentation. Elle a prospéré à l’écart des institutions artistiques, avec des moyens d’expression collatéraux. C’est cette seconde tradition qui produit principalement ses fruits à présent. Le mouvement qui s’amorce est donc, mine de rien, un grand virage.[/access]
Drawing Now, du 25 au 29 mars 2015, Carreau du Temple, 4, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, métro Temple ou République.
Galerie Routes, Karl Beaudelere, du 3 au 14 mars, 53, rue de Seine, 75006 Paris.
Salon du dessin, du 25 au 30 mars, palais Brongniart, place de la Bourse, 75002 Paris.
*Image : Didier Rittener, Revolution, 2007.
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