Dans un monde désenchanté, notre société réclame le confort des certitudes. C’est tout l’inverse qui est enseigné aux classes prépas à l’X, Centrale ou Mines. Grâce à leurs cours de français/philosophie, nos futurs grands ingénieurs apprennent encore que le monde est complexe et imprévisible, à l’image de l’âme humaine.
Les temps sont au pessimisme et à l’esprit fin-de-siècle. Rien ne va : les politiques sont des menteurs, les médias, des manipulateurs, les supérieurs hiérarchiques, des micro-agresseurs, les amoureux, des pervers narcissiques et les enfants, des harceleurs en herbe. Dans une société où l’on vit mieux, plus longtemps et où l’on a encore –probablement davantage que par le passé– « la liberté d’être libre » (Hannah Arendt), l’emprise, la manipulation et le mensonge sont perçus comme des scandales anachroniques et des excroissances puniques. Dernier affolement en date : l’intelligence artificielle (IA), susceptible d’écrire des lettres d’amour à notre place (et à la place de Cyrano de Bergerac), de dépasser Jeff Koons en art (terrible perspective ?) et de générer des images de faits qui ne se sont pas produits (la peinture religieuse a pourtant occupé longtemps cette place de choix).
Nous ne sommes plus armés que d’idées généreuses
Fake news, infox, post-vérité : étourdi par ce nouveau vocabulaire psychotique, l’homme occidental, autoproclamé expert en complotisme depuis la crise du Covid, convoque George Orwell et L’Odyssée de l’espace, pleurniche sur ses rêves de vérité et de monde meilleur – un monde qu’il croyait peuplé de foules bienveillantes soucieuses de sa dissonance cognitive, de son épanouissement personnel et respectueuses de sa quête de sens. Trahi dans ses fantasmes angéliques et sa soif de nano-certitudes, sidéré par le retour fracassant de la violence dans l’Histoire face à laquelle il se retrouve nu, c’est-à-dire armé d’idées généreuses, il se réfugie dans des croyances à la petite semaine, peu coûteuses en idéalisme –manger des graines, se déplacer à vélo, penser comme un arbre, consommer moins–, mais qui ont l’avantage de mettre un sol sous ses jambes flageolantes.
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C’est dans ce contexte que l’on est heureux d’apprendre que nos futurs grands ingénieurs, candidats aux prestigieuses écoles Polytechnique, Centrale ou Mines, lisent cette année en cours de français/philosophie de classes préparatoires, et en marge de l’enseignement scientifique qui leur est dispensé, ces quatre œuvres réunies sous un thème commun, « Faire croire » : Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1782), Lorenzaccio d’Alfred de Musset (1834), « Vérité et politique » et « Du mensonge en politique » – chapitres respectivement extraits de La Crise de la culture (1961) et Du mensonge à la violence (1972) d’ Hannah Arendt. Réjouissons-nous pour ces jeunes gens : souvent biberonnés à Olympe de Gouges en cours de français au lycée, non moins souvent questionnés, en enseignement moral et civique (EMC), sur l’insécurité des minorités sexuelles en France, fréquemment éloignés de certains chapitres d’histoire jugés trop sensibles, les voilà projetés, à 18-19 ans, à des années-lumière des émoticônes et du vivre-ensemble, dans un roman épistolaire libertin de 500 pages ourdies des pires manigances, le tyrannicide d’un héros romantique sous les Médicis et l’analyse d’une philosophe qui a pensé pour son époque, la nôtre et la leur, le travestissement des faits, la manipulation des masses et la banalité du mal.
La vérité est ailleurs
Au fil de leurs lectures, ces étudiants verront que rien n’a vraiment changé et que bien des choses – ô surprise – datent d’avant la crise du Covid : manipulation des cœurs, des consciences et des opinions publiques, le mensonge a toujours eu partie liée avec l’action des hommes. Inutile donc de surjouer les âmes sensibles face à l’IA générative : les mensonges collectifs ne font que s’accorder avec le degré de sophistication des sociétés. Que la réalité se dérobe n’est d’ailleurs pas une nouveauté et nos futurs ingénieurs apprendront que les vérités scientifiques sont des vérités provisoires, qu’aucune théorie n’est absolument vraie, mais toujours potentiellement contestable : observer, expliquer et prédire des phénomènes ne fige pas la réalité du monde ad vitam aeternam. Les scientifiques sont donc toujours un peu « à la recherche du réel » – Bernard d’Espagnat, physicien (1921-2015)– et s’efforcent en permanence, par la méthode, de détruire leurs propres illusions, comme le dit si joliment le journaliste scientifique Nicolas Journet. Oublieux de la « branloire pérenne » de Montaigne et du doute méthodique de Descartes, nous réclamons aujourd’hui, nous qui avons désenchanté le monde, des vérités sous vide et du réel cryoconservé.
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Nos futurs ingénieurs sont nés dans la France qui va mal. Ils découvriront en cours de français/philosophie que Mme de Tourvel, dans Les Liaisons dangereuses, ne remplit pas de questionnaire anonyme sur le harcèlement, et que le très libertin et très manipulateur vicomte de Valmont est sans doute sincère lorsqu’il écrit, à propos d’elle, « je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui consacrer l’autre », confusion des sentiments oblige. Ils verront que l’ambiguïté sexuelle de Lorenzaccio ne se traduit pas par l’absurde pronom « iel » et que cela n’empêche nullement l’exaltation du héros dans l’action. Ils apprendront avec Hannah Arendt qu’il est idiot de dire « Merci pour mon avenir ! »– comme si le pire était écrit d’avance – à un président de la République, vu l’étonnante incohérence du monde et le caractère toujours imprévisible des êtres humains.
Reste à savoir ce que vaut, face à ceux qui croient, qui ne doutent de rien et n’entendront jamais parler de confusion des sentiments ou de complexité du réel, cette initiation au doute et à la subtilité. Face à ceux qui croient, et dopent parfois leur croyance au Captagon pour commettre le pire, que valent ceux qui auront bûché, avec quelques Guronsan, sur ce que « faire croire »veut dire ?
Ce doute subsiste. C’est le dernier luxe qu’il nous reste, mais non le moindre.
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