Avec son best-seller L’Etrange Suicide de l’Europe, Douglas Murray jette un sacré pavé dans la mare du multiculturalisme. Soucieux de l’avenir du Vieux Continent, le jeune intellectuel britannique essaie de trouver une solution humainement acceptable aux défis posés par l’immigration massive. Rencontre à Londres.
Comment réussir quand on est con et pleurnichard ? se demandait Michel Audiard. Pour Douglas Murray, il faudrait retourner la question existentielle : comment se mettre à dos la majorité des élites quand on est jeune, brillant et émoulu d’Oxford ? À 38 ans, l’essayiste a caracolé en tête des ventes de livres en Angleterre avec son essai L’Étrange Suicide de l’Europe : immigration, identité, islam dont les éditions du Toucan publient la traduction française. Dans son bureau londonien, il me reçoit entouré d’une cordillère de livres.
« On a été stupéfait en apprenant que l’un des kamikazes jouait au cricket et travaillait dans une échoppe de fish and chips. »
Alors comme ça, cet intellectuel au flegme so british aurait « embourgeoisé la xénophobie » ? Le procès en sorcellerie que lui a intenté le quotidien de centre gauche The Guardian ne trouble pas outre mesure ce fils de l’Ouest londonien. « Jeune, j’avais des amis de toutes origines. Ce n’était même pas un sujet de conversation. » Ce n’est qu’au sortir de l’université, en 2001, que le jeune lauréat a pris conscience du changement de peuple et de culture en cours au Royaume-Uni. Sans pour autant devenir xénophobe ou racialiste, Murray comprend que « le centre de gravité de la société se déplace », aidé par les déclarations fracassantes de la ministre de l’Asile et de l’Immigration Barbara Roche. Niant toute identité britannique autochtone, cette dame patronnesse du blairisme a ouvert les vannes de l’immigration en accordant le statut de migrant économique à tout nouveau venu, fût-il chômeur, afin de faire éclore une société « inclusive ». Le laisser-faire administratif a dépassé ses espérances, attirant plus d’un million d’Européens de l’Est ainsi qu’un autre million d’immigrés extra-européens en moins d’une décennie. Résultat : les « Britanniques blancs », déjà minoritaires à Londres (44 % de la population), pourraient le devenir à l’échelle nationale d’ici cinquante ans.
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Au pays de sa très gracieuse majesté, les langues se sont déliées au fil des attentats islamistes. Le 7 juillet 2005, quatre bombes explosaient dans les transports publics londoniens, actionnées par trois jeunes issus de l’immigration pakistanaise et un Jamaïcain converti à l’islam. Bilan : 56 morts, 700 blessés et un traumatisme national. « 2005 a vraiment été une année clé. On a été stupéfait en apprenant que l’un des kamikazes jouait au cricket et travaillait dans une échoppe de fish and chips. Comme si tout ça aurait dû l’empêcher de se suicider pour tuer des gens ! » ironise Murray. Du reste, trois ans plus tôt, le djihadiste d’origine marocaine assassin de Théo van Gogh parlait parfaitement néerlandais et gagnait convenablement sa vie. « Avec les premiers attentats islamistes de Londres et les émeutes de banlieue en France, les Européens ont découvert une contre-société qui explosait en leur sein. » Ainsi, un tiers des musulmans britanniques avoue comprendre les motivations des tueurs de Charlie Hebdo, une proportion encore plus importante chez leurs enfants.
« Dans quinze à vingt ans, les Noirs domineront les Blancs. »
Pour un peu, le résultat de ce type d’enquête donnerait raison aux prophéties apocalyptiques d’Enoch Powell. Dans son discours de Birmingham (1968), ce charismatique cadre tory annonçait que le grand remplacement démographique verrait des rivières « écumant de sang », citant un quidam qui lui avait confié : « Dans quinze à vingt ans, les Noirs domineront les Blancs. » À 56 ans, l’étoile montante Powell avait dû abdiquer toute ambition politique après le scandale provoqué par cette allocution, pourtant dans la ligne du Parti conservateur de l’époque – dérapages racistes mis à part. À l’occasion de son cinquantenaire cette année, le réquisitoire anti-immigration a été lu à la radio publique. Malgré toutes les précautions d’usage, l’émission a suscité un tonnerre de réactions outragées. Singulièrement, la postérité de Powell a survécu à sa mise à l’écart, au point d’en faire l’un des hommes politiques britanniques les plus célèbres du XXe siècle.
À l’époque de Powell, l’arrêt de l’immigration et l’aide au retour des enfants d’immigrés dans la patrie de leurs parents figuraient au programme du Parti conservateur. Hôte du 10 Downing Street au début des années 1970, le terne Edward Heath n’en fit rien, pas davantage que ses successeurs conservateurs Thatcher, Cameron ou May, incapables d’enrayer la hausse du nombre d’entrées sur le territoire. Les travaillistes n’ont guère fait mieux en troquant leur vieille politique de classes contre des politiques d’identité, à l’image du vétéran Jeremy Corbyn qui, d’après Murray, « n’a pas d’affinité particulière avec les ouvriers ».
« Au début des années 2000, j’ai croisé dans une église quelques croyants qui avaient renoué avec leur religion après le 11-Septembre. Un tel instinct est vraiment fascinant. »
Après les attentats islamistes de Manchester et de Londres survenus l’an dernier, Theresa May s’est contentée de donner quelques signaux à l’électorat brexiter que le laxisme des pouvoirs publics exaspère. Au rang des symboles, deux personnalités issues de la communauté pakistanaise ont été nommées à des hauts postes : le ministre de l’Intérieur, Sajid Javid, et Sara Khan, chef de la Commission nationale contre l’extrémisme. Loin de la caricature que dressent ses détracteurs, Douglas Murray s’en félicite. « Javid ne veut absolument pas être perçu comme musulman et a un jour déclaré : “Il est faux de dire que le djihadisme n’a rien à voir avec l’islam.” » Pour avoir proféré la même évidence, la militante féministe Sara Khan, musulmane revendiquée qui avance la tête nue, se fait taxer d’islamophobe par les associations islamiques britanniques. Sa promotion est « la seule chose que Teresa May ait fait de positif » en matière d’antiterrorisme, quoique son comité Théodule dilue la question djihadiste dans le grand bain de l’extrémisme. Quelques jours après les drames de Londres et Manchester, les partisans du déni ont bénéficié d’un prompt renfort en la personne du forcené qui a lancé son camion à la sortie d’une mosquée. Bilan : un mort et un débat public en marche arrière. À cause de ce Breivik gallois, peste Murray, « nous nous sommes remis à discuter de la responsabilité des compagnies internet dans la radicalisation ! »
Sur le continent européen, le choc des civilisations n’aura peut-être pas lieu faute de combattants. Les pages les plus désespérantes de L’Étrange Suicide de l’Europe dissèquent le malaise d’une civilisation occidentale désormais réduite à la religion des droits de l’homme. Mettant notre culture libérale aux prises avec des minorités musulmanes illibérales, la crise du « vivre-ensemble » révèle l’ampleur de notre désarroi. Faute de vision commune du Bien, notre identité collective a été vidée de sa substance. « Si des événements particulièrement dramatiques se produisaient, cela pourrait amener un sursaut. Au début des années 2000, j’ai croisé dans une église quelques croyants qui avaient renoué avec leur religion après le 11-Septembre. Un tel instinct est vraiment fascinant. » Pas sûr cependant que de nouveaux Bataclan suffisent à liguer ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas.
« Le Portugal n’a même pas pu remplir son quota parce que les migrants ne veulent pas s’y installer ! »
En attendant, notre homme sillonne l’Europe à la rencontre des pauvres hères qui risquent leur vie pour l’atteindre. Contre les simplismes de tous bords, il récuse autant les sans-frontiéristes que les « fieffés égoïstes » qui voudraient rejeter les migrants à la mer. À l’heure où de nombreux migrants africains ou moyen-orientaux gagnent l’Europe sans même rencontrer le passeur qu’ils paient à distance, Murray essaie de concilier le cœur et la raison. Collectivement, les centaines de milliers de migrants économiques ou de réfugiés – les deux catégories sont poreuses – risquent d’achever une Europe déjà travaillée par des forces centrifuges. Il suffit de baguenauder à Lesbos, Lampedusa ou aux abords des gares italiennes, comme le fait Murray, pour observer ces nuées d’Africains vendeurs de contrefaçons qui fuient les patrouilles de police. « À l’exception de quelques success-stories près, ils travaillent pour les gangs de leurs pays d’origine et occupent une position semi-tolérée au sein de la société, sans perspective d’avenir », commente Murray. Dépités, ils ont traversé des orages en fantasmant leur vie future en Europe, mais ne font qu’accentuer le sentiment d’invasion du Vieux Continent.
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Pis, ce sont les pays du sud de l’Europe, déjà perclus de dettes, qui en paient le tribut, l’UE ayant piteusement passé la patate chaude migratoire à la Grèce et l’Italie. D’après le règlement Dublin II, il revient aux pays d’arrivée des demandeurs d’asile de relever leurs empreintes digitales puis de statuer sur leur sort. Dans ce grand jeu de dupes, Rome et Athènes prennent un soin méticuleux à laisser passer les candidats à une existence plus prospère au nord de l’Europe (France, Allemagne, Suède, Angleterre). « J’étais la semaine dernière au Portugal qui s’est porté volontaire pour accueillir plus de migrants, ce qui l’a fait bien voir de Bruxelles et Berlin. Eh bien, le pays n’a même pas pu remplir son quota parce que les migrants ne veulent pas s’y installer ! » raconte le voyageur Murray.
Jusqu’ici tout va mal
Que faire ? Les satrapes déchus Ben Ali et Kadhafi avaient le mérite de contenir les départs de clandestins vers l’Europe. Le printemps arabe venu, l’UE a dû céder au chantage migratoire d’Erdogan et verser trois milliards d’euros au gouvernement turc pour que ses garde-frontières fassent enfin leur boulot. Souvent ramené au brassard néoconservateur qu’il arborait voici quelques années, Murray critique pourtant les guerres désastreuses que les coalitions dirigées par les États-Unis ont menées en Afghanistan, en Irak et en Libye, tout en soulignant la schizophrénie de ceux qui brocardent à la fois ces ingérences et l’inaction occidentale en Syrie. Et si le « déménagement du monde » (Jean-Luc Mélenchon) était inéluctable ? « Je n’accepte pas cette idée. Il faut travailler à une réponse humanitaire réaliste » afin de s’assurer que les réseaux de clandestins ne franchissent plus la frontière extérieure de l’Europe. Priorité numéro un : stopper l’appel d’air que provoquent les promesses de régularisations.
Pour son dernier oracle, le cassandre britannique se montre des plus sombres. « Nous avons deux pistolets sur la tempe. Le premier nous est posé par Erdogan, le second est la conséquence de notre absence de frontière extérieure et de la pression migratoire qui ira croissante en Afrique. » Le compte à rebours est déjà lancé.
L’étrange suicide de l’Europe. Immigration, identité, islam, Douglas Murray (traduit par Julien Funnaro), Editions du Toucan, 2018.
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