A l’occasion de la sortie de son livre La Grande Déraison, Douglas Murray a réservé un long entretien à Causeur. Propos recueillis par Jeremy Stubbs.
Causeur. La Grande Déraison paraît en français ces jours-ci, mais l’édition originale dans laquelle vous recensez les méthodes par lesquelles la gauche radicale a instrumentalisé les causes des femmes, des LGBT et des minorités ethniques, a déjà un an. Bref, l’actualité a prouvé la validité de votre propos. Pressentiez-vous la vague d’hystérie collective que nous connaissons depuis quelques mois ?
Douglas Murray. Je pensais que ça arriverait, mais pas aussi vite ! Notre problème fondamental est ce que j’appelle la « surcompensation ». Nous pouvons tous convenir que, historiquement, les personnes LGBT, comme les femmes et les personnes de couleur, ont subi des préjugés et des discriminations. La réponse actuelle est la politique de la réaction excessive temporaire. On peut comparer ce qui nous arrive au mouvement d’un pendule. Il y a un an, j’ai eu le pressentiment que, au lieu de revenir vers un équilibre, nous allions pencher encore plus dans le sens des groupes revendicateurs – et ce n’est pas fini.
La majorité de nos concitoyens, de droite comme de gauche, approuve la proposition suivante : toute personne doit pouvoir atteindre ce que lui permettent ses compétences et son ambition, indépendamment de son sexe, de sa sexualité ou de la couleur de sa peau. Mais à gauche, on prétend que des groupes importants œuvrent à empêcher ces personnes de devenir médecins, avocats ou politiciens. La gauche prétend aussi que la droite est raciste, sexiste et homophobe, qu’elle rêve d’un monde où les femmes seraient soumises aux hommes, l’homosexualité illégale et les Noirs des citoyens de troisième classe. Il s’agit donc de compenser, et même de surcompenser, par des quotas et de la discrimination positive, notamment à l’embauche, les torts faits aux minorités. À droite, nous devons montrer que cette approche ne fera qu’exacerber les divisions et l’angoisse générale. Malheureusement, nous avons laissé s’installer l’impression que le débat oppose une gauche antiraciste et une droite raciste.
Il n’y a aucune raison pour que l’assassinat de George Floyd par un policier du Minnesota, provoque des pillages à Stockholm ou des émeutes à Bruxelles
Comment ces extrémistes sont-ils arrivés à prendre en otage nos institutions, nos médias et nos politiciens ?
En jouant sur un malaise général face aux différences ! Face aux réelles différences qui existent entre les personnes, deux attitudes sont possibles : on peut tendre à leur effacement, ou on peut les attiser. L’ambition des libéraux, c’est d’éradiquer la différence ou, du moins, de la rendre sans importance. Mais des acteurs malhonnêtes cherchent aujourd’hui à exacerber, manipuler et dénaturer les divisions. Les nouvelles féministes, bien plus que leurs prédécesseurs, attisent délibérément les tensions entre les hommes et les femmes. Même chose avec les nouveaux antiracistes. Bref, qu’il s’agisse de race ou de genre, nous sommes entourés de faux pompiers qui sont de vrais pyromanes.
A relire: Douglas Murray, le grand chic réac
Le mouvement #BLM, qu’on ne trouve ni en Afrique ni en Asie, est un produit de l’Occident libéral, du capitalisme tardif, globalisé. C’est le produit d’un monde – pour retourner contre les progressistes un de leurs mots fétiches – « privilégié ». Il y a, paradoxalement, un certain génie dans cette stratégie qui consiste à se focaliser sur des questions qui inquiètent les citoyens ordinaires. Que ce soit en France ou au Royaume-Uni, la plupart d’entre nous savent que tout dans le passé de notre nation n’est pas parfait. Et loin de nous dire, très raisonnablement, que nous ne sommes pas comptables des turpitudes de nos ancêtres, nous écoutons plutôt la voix de notre culpabilité présumée. Cela nous rend vulnérables. La gauche sait qu’elle parle à un public intimidé, prêt à endosser n’importe quelle accusation outrancière. Et elle en profite.
Ne prêtez-vous pas à ces mouvements un machiavélisme dont ils sont incapables ?
Je cite dans le livre un certain nombre de penseurs, essentiellement néomarxistes, dont les réflexions très explicites remontent aux années 1980. À cette époque, même les gauchistes les plus arriérés ont compris que la révolution ne va pas se faire sur la seule base de la lutte des classes. Certains théorisent la substitution des minorités discriminées au prolétariat. Pour Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, il fallait créer une alliance incorporant les minorités sexuelles et raciales ainsi que les femmes qui, quoique non minoritaires, sont sous-représentées dans la société[tooltips content= »Ernesto Laclau, argentin (1935-2014), Chantal Mouffe, belge (née en 1943) ; leur livre majeur, écrit en anglais, est Hégémonie et stratégie socialiste (1985). »](1)[/tooltips]. À leurs yeux, la classe ouvrière, raciste et sexiste, était méprisable. C’est très révélateur. La pensée « intersectionnaliste », qui domine la gauche aujourd’hui et qui met l’accent sur l’appartenance à des groupes minoritaires, ne prend pas du tout en compte la classe sociale. La raison en est que les questions socioéconomiques sont transversales par rapport aux catégories que cette pensée met au centre de sa stratégie révolutionnaire. On peut très bien appartenir à une minorité et être privilégié sur le plan social. Si la gauche prenait au sérieux la question de l’inégalité, elle s’occuperait de toutes ses manifestations, y compris celles liées à la beauté physique. Toutes les études le montrent : les gens très beaux s’en sortent beaucoup mieux dans la vie, quel que soit leur choix de carrière. La gauche pourrait décider de combattre au nom des laiderons… Mais cette iniquité ne sert pas leur stratégie révolutionnaire, comme le font les injustices subies par les minorités raciales et sexuelles.
Vous et moi avons fréquenté l’université d’Oxford. La présidente de cette institution pluriséculaire a exprimé publiquement sa sympathie pour Black Lives Matter et promis de faire beaucoup plus pour intégrer les étudiants issus de minorités ethniques, en dépit du fait que 22 % des étudiants de cette université sont issus de ces minorités, bien au-dessus de la moyenne nationale. Comment expliquer un tel comportement ?
C’est une question de balance bénéfice-risque. Si vous êtes président d’une université ou PDG d’une multinationale et qu’un agitateur malhonnête, hostile, vous somme d’expliquer ce que vous allez faire pour réparer la mort de George Floyd, vous avez deux options : vous plier à ce qu’on exige de vous ou bien nier que vous ayez une quelconque responsabilité dans cette affaire. La première option vous assure de survivre. Si vous choisissez la seconde, il y a une très forte probabilité que l’acteur malhonnête essaie de vous détruire, ainsi que l’institution ou la société dont vous êtes le responsable. Dans le contexte actuel, faire ce qui est dicté par le bon sens a un prix sociétal très élevé, disproportionné. En même temps, nous récompensons les pusillanimes. Si, face à des accusations mensongères, vous niez être coupable, on vous répondra que cela prouve que vous l’êtes. Si vous ne niez pas, vous êtes d’emblée coupable. Cette manœuvre existait déjà, au Moyen Âge, pour les sorcières. Si l’accusée se noyait dans l’étang du village, elle était innocente, mais morte. Si elle flottait, elle était sorcière et on la brûlait.
Pile tu perds, face je gagne. Dans ces guerres culturelles, il est surtout question de haine et de rage. Pourtant, dans votre livre, vous consacrez des pages étonnantes aux thèmes du pardon et de l’oubli. Pourquoi ?
Le pardon dont je parle est inséparable de la capacité à oublier. Dans l’univers terrifiant que nous avons construit sur internet, rien ne s’oublie, tout est enregistré pour l’éternité, et nous n’avons pas de mécanisme pour sortir de ce piège. Imaginez que vous avez un différend qui se transforme en bagarre avec votre voisin. Les médias en parlent et c’est la seule fois qu’ils parlent de vous. Désormais, quiconque fait une recherche Google sur vous tombera sur cet incident auquel toute votre vie, personnelle et professionnelle, sera réduite. Même des journalistes de la presse tabloïde, qui ne sont pas les âmes les plus sensibles, s’alarment de cette disparition du droit à l’oubli !
A lire aussi: Parlez-vous woke?
Nous qui sommes adultes devrions faire preuve de plus de compréhension à l’égard des jeunes qui sont obligés de grandir dans cette société technologique que nous avons construite pour eux. Dans son livre remarquable, The End of Forgetting [tooltips content= »Harvard University Press, 2019. »](2)[/tooltips] (« la fin de l’oubli »), Kate Eichhorn montre que la fragilité qu’on associe à la vie des jeunes est une réaction tout à fait raisonnable à ce nouveau monde. Nous avons de la chance que chaque bêtise de notre jeunesse n’ait pas été enregistrée pour toujours. Les jeunes n’ont connu qu’une vie sans oubli et sans pardon. Les plus intelligents sont maintenant sur des plates-formes où ce qu’on poste disparaît tout de suite, du moins en apparence. La dispute au sujet de TikTok, dont je parlais récemment avec le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, est significative : ceux qui utilisent cette appli croient que c’est une technologie où tout disparaît, sauf que tout est peut-être stocké pour toujours à Beijing.
Nous avons évoqué la stratégie, jusqu’ici gagnante, de la gauche radicale, des « woke », comme on dit. Quelle stratégie faut-il adopter pour la combattre ?
Pour commencer, il faut distinguer, au sujet de notre passé, les critiques justifiées des délirantes. Il faut désigner et sanctionner les falsificateurs. Ils devraient payer un prix social pour leurs mensonges. Leur réputation devrait en souffrir. Ensuite, il faut que nous ayons le courage de refuser les comparaisons entre l’Europe et les États-Unis. Il n’y a aucune raison pour que l’assassinat de George Floyd, aussi épouvantable soit-il, par un policier du Minnesota, provoque des pillages à Stockholm ou des émeutes à Bruxelles. Nous subissons partout les répercussions de problèmes spécifiquement américains. C’est pour cela que la question de la race s’est embrasée si vite depuis que j’ai écrit La Grande Déraison. Nous sommes trop imprégnés de l’idée qu’il existe réellement une « culpabilité blanche », comme l’appellent Robin DiAngelo[tooltips content= »Consultante américaine, spécialiste des formations à la diversité, auteur de Fragilité blanche : ce racisme que les Blancs ne voient pas (Les Arènes, 2020). »](3)[/tooltips] et tant d’autres, et qu’elle nous concerne tous. Devant une idée aussi clairement raciste, notre réponse devrait être : « Allez au diable ! Nous ne sommes pas dupes. Ne vous avisez pas de jouer à ce jeu avec nous ! » Dans tous les pays d’Europe, on parle de « majorité silencieuse ». Pourquoi cette expression existe-t-elle ? Pourquoi la majorité est-elle silencieuse ? Il faut avoir le courage de s’exprimer.
Ce n’est pas si facile.
En tout cas, c’est possible. Au début de cette guerre des monuments, j’ai été ravi de la déclaration très forte du président Macron promettant que la République ne déboulonnerait pas de statues. À Oxford, la campagne pour déboulonner la statue du célèbre colonialiste Cecil Rhodes a commencé il y a cinq ans. À l’origine de cette campagne, il y avait des petits manipulateurs – particulièrement malhonnêtes, puisque c’était des boursiers Rhodes d’Afrique du Sud qui essayaient de se faire un nom dans la politique sud-africaine[tooltips content= »Il s’agit de bourses créées par le testament de Cecil Rhodes en 1902 pour permettre à des étrangers de venir étudier à Oxford, quelle que soit leur race. »](4)[/tooltips]. Le chancelier[tooltips content= »Responsable suprême de l’université, placé au-dessus du président ou « vice-chancelier. » »](5)[/tooltips] de l’université d’Oxford, l’ancien politicien conservateur Chris Patten, qui n’a jamais été pour moi un objet d’admiration particulière, s’est comporté exactement comme un adulte doit le faire. Il a déclaré que ceux qui ne pouvaient pas supporter des statues ou des livres qui nous parlent du passé sans être censurés n’étaient peut-être pas prêts pour faire des études à Oxford. Certes, nous avons perdu le dernier round de cette bataille, mais sa déclaration reste un modèle. C’est souvent quand la situation s’aggrave que des figures héroïques se révèlent. Et ce sont plutôt des citoyens ordinaires que des membres de la classe politique. Dans un restaurant de Washington, il y a quelques semaines, une jeune femme a refusé de lever le poing comme la foule l’a sommée de le faire. Elle ne savait probablement pas qu’elle possédait ce potentiel héroïque. Au cours des mois et des années à venir, nos sociétés et nos institutions produiront des héros, en même temps qu’elles continueront à produire des lâches et des flagorneurs. Nous avons le devoir de saluer et de remercier des femmes et des hommes de tous les milieux sociaux qui refusent d’obéir à la foule.
Vous êtes vous-même un combattant dans cette guerre culturelle, vous êtes l’objet de menaces et d’insultes. Comment vivez-vous cette situation ?
Je ne peux pas me plaindre. Je gagne la plupart des batailles dans lesquelles je m’engage. J’aime disperser et démoraliser mes ennemis. Les ventes de mes livres démontrent qu’il y a un vaste lectorat qui pense comme moi et qui représente la majorité dans nos sociétés. Nous ne devrions pas nous prosterner, nous lamenter et agir en victimes passives de la cancel culture. Certes, il y a un prix à payer pour résister, mais les bénéfices sont bien plus importants. La plus grande récompense de toutes, c’est que cela vous fera du bien ; vous vous sentirez mieux d’avoir résisté au lieu de capituler. Je dis aux gens : « Défendez vos opinions, dénoncez les mensonges : vous en tirerez bien plus de profit que de l’approbation des hypocrites et des charlatans. »