Opéra des opéras, l’ultime chef-d’œuvre lyrique de Mozart, créé à Prague en 1787 puis à Vienne l’année suivante sur un livret du fameux Lorenzo Da Ponte (également librettiste des Noces de Figaro et de Cosi fan tutte), ne quitte pas bien longtemps le plateau, de nos jours : l’immortel dramma giocoso figurait déjà au programme de l’Opéra Bastille en 2022, dans une régie signée du Belge Ivo van Hove, reprise d’une production millésimée 2019. Cette fois, Don Giovanni nous revient dans la mémorable mise en scène de Claus Guth, créée dans le cadre du festival de Salzbourg en… 2007. Entre temps, la scène parisienne, on s’en souvient, avait encore accueilli un autre Don Giovanni sous les auspices du cinéaste Michael Haneke, mise en scène décapante datée de cette même année 2007, reprise à la Bastille par deux fois (en 2012 puis en 2015), ranimant toujours la même controverse suscitée par la franche radicalité de sa transposition d’ « Il dissoluto punito » (« le dissolu puni » – titre original) : notre Don Juan, PDG d’une méga entreprise qui a son siège dans un décor de tours de bureaux high tech, y terminait défenestré par les membres de l’équipe de nettoyage dont Zerlina et Masetto étaient les membres en révolte. L’enfer du capitalisme vous fait tomber de trente étages : qui en réchapperait ?
Qu’on l’apprécie ou pas, le parti pris de Haneke rend un Don Giovanni éminemment daté. Par contraste, l’esthétique de Claus Guth, au bout de quinze ans, n’a pas pris une ride. C’est même peu dire : cette futaie germanique de hauts sapins, à la facture hyperréaliste, tournant sur un plateau mobile sous une clarté lunaire, visuellement magnifique avec ses ombres noires qui se déplacent, ses troncs d’arbres décimés sur le tuf moussu d’une forêt, compose un décor habité d’une poésie intemporelle, tout grevé qu’il soit d’éléments contemporains (guérite ou abribus en tôle, automobile vintage phares allumés, canettes de bière, lampes de poche…). Leporello (le baryton-basse italien Alex Esposito), en débardeur, bras tatoué, y a les traits d’un populo roublard, complice de son maître mal sapé, blessé, au bout du rouleau… Dans l’âge actuel des incendies dévastateurs, cette atmosphère se charge d’une teinte prémonitoire. Même si, au célèbre dénouement de l’opéra, ce n’est pas ici le feu qui embrase le plateau tandis que le Commandeur, fossoyeur muni d’une pelle, exige : « Pentiti, scellerato ! (repens-toi, scélérat) », mais un très léger voile de petits flocons blancs – presque une buée, au bout de la nuit noire qui emplit les deux actes de l’opéra.
Au soir de la première, sous la baguette du Turinois Antonello Manacorda (lequel dirigeait déjà La Flûte enchantée l’an passé à la Bastille), la distribution a magnifié comme jamais ce chef-d’œuvre d’entre les chefs-d’œuvre. Miraculeux Peter Mattei, baryton suédois au timbre toujours admirablement clair (c’est déjà lui qui incarnait le rôle-titre dans la production de Haneke en 2007, et dans ses reprises successives) ! Excellente Adela Saharia, soprano roumaine qui campait déjà Donna Anna l’an passé. Mais surtout, aux côtés du ténor américain Ben Bliss qui fait son entrée à l’Opéra de Paris sous les traits de Don Ottavio (en alternance avec Cyrille Dubois), la jeune mezzo-soprano Gaëlle Arquez, poignante et sublime Elvira. Moins convaincante, la soprano chinoise Ying Fang alternera dans le rôle de Zerlina avec la mezzo-soprano française Marine Chagnon.
Descente aux enfers empreinte de morbidité romantique avant la lettre, drame émaillé de viols larvés, s’ouvrant sur le meurtre d’un père pour s’achever par la damnation d’un séducteur agonisant, Don Giovanni a la fraîcheur du désir, le goût la chair délectable, d’odeur de la flétrissure et de la mort. Cette ambiguïté mozartienne nous est merveilleusement restituée. Par sa beauté, le spectacle a la dimension d’un classique. Paris a de la chance.
Don Giovanni. Opéra de Wolfgang Amadeus Mozart. Direction Antonello Manacorda/ Giancarlo Rizzi. Mise en scène Claus Guth. Orchestre et chœurs de l’opéra de Paris. Avec Peter Mattei/ Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Adela Zaharia/ Julian Kleiter (Donna Anna), Ben Bliss/ Cyril Dubois (Don Oattavio), John Relyea (Il Commendatore), Gaëlle Arquez/ Tara Errgaught (Donna Elvira), Alex Esposito/ Bogdan Talos (Leporello), Guilhelm Worms (Masetto), Ying Fang/ Marine Chagnon (Zerlina).
Opéra Bastille, les 16, 19, 21, 26, 29 septembre et 3, 4, 6, 7, 9, 12 octobre 2023 à 19h30. Le 1er octobre à 14h30. Durée du spectacle : 3h20 environ.
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