Dans son dernier roman, le maître de la littérature américaine imagine les conséquences d’une planète confrontée à des écrans devenus noirs. Anticipation, mais surtout méditation sur la nature du regard que nous posons sur le réel.
Les romans de Don DeLillo ont toujours jeté un regard pessimiste sur notre société occidentale. Depuis quelques années, l’auteur américain a, pour ainsi dire, amplifié le trait, en faisant de la mort le véritable enjeu de notre postmodernité. Dans Zero K, en 2017, il prenait pour thème le transhumanisme et la cryogénisation. Aujourd’hui paraît le non moins inquiétant Silence, roman extrêmement bref, mais d’une intensité stupéfiante. DeLillo imagine une soudaine panne d’électricité, qui rend tous les écrans noirs, et entraîne un dérèglement général de l’humanité. En 1943, l’écrivain français René Barjavel avait imaginé une telle dystopie, dans son roman Ravage. Don DeLillo va plus loin, s’il était possible, et radicalise le désastre technologique en en décrivant les répercussions immédiates à l’intérieur même de l’être humain.
Dans un futur proche
Tout commence dans l’avion qui ramène de leurs vacances à Paris un couple de New-Yorkais, Jim Kripps et Tessa Berens. Celle-ci est poète, et passe son temps à écrire dans de petits carnets tout ce qui lui arrive. Elle est obsédée par la mémoire, et symbolise sans doute pour DeLillo la figure de l’écrivain, celui qui rend témoignage. Malgré la panne qui survient en plein vol, juste avant l’arrivée à Newark, dans la banlieue de New York, et un atterrissage forcé, Jim et Tessa réussissent à rejoindre l’appartement de leurs amis Max Stenner et Diane Lucas, avec qui ils avaient rendez-vous pour assister, à la télévision, à un match de football américain, le « Super Bowl LVI de l’an 2022 ». Don DeLillo place ainsi l’action de son roman dans un futur proche. Un autre personnage est également présent, Martin Dekker, ancien élève de Diane, obsédé par l’œuvre d’Einstein, dont il cite des phrases de manière compulsive. Martin représente en quelque sorte la conscience culturelle de la civilisation, face au présent qui se fissure. Dans quelle mesure est-il aussi le porte-parole de DeLillo ? Difficile à dire.
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Les écrans, donc, deviennent noirs, avec des conséquences en chaîne qui « dézinguent notre technologie », comme le dit Diane. Mais pas seulement. Le dérèglement général a une influence mortifère sur la psychologie de tous. Les comportements se troublent, comme si les individus sombraient dans une « fausse normalité ». Manifestement, c’est cela qui intéresse le plus Don DeLillo, cette situation d’errance vers la folie : « Les gens commencent à réapparaître dans les rues, avec précaution d’abord, puis avec un sentiment de libération, les voici qui marchent, regardent, s’interrogent, des hommes, des femmes, un groupe d’adolescents ici et là, tous s’escortant les uns les autres à travers l’insomnie collective de ce moment inconcevable. » Don DeLillo excelle à caractériser ces variations d’humeurs face à la catastrophe irréversible.
Une vision de l’apocalypse
Je l’ai dit, Le Silence est un court roman, d’une centaine de pages. Mais chaque mot est pesé, chaque phrase est chargée jusqu’à ras bord de sens. Le roman est construit comme une pièce de théâtre, ce qui lui confère une solennité dérangeante. Les personnages s’expriment en des monologues, dont certains sont intégrés sans guillemets dans le corps du texte. Don DeLillo a, selon moi, écrit ici sa vision de l’apocalypse. Les références religieuses, d’ailleurs, abondent. On sait que DeLillo a été marqué par son éducation catholique. Il met dans la bouche de Martin une citation d’Einstein sur Jésus : « Je suis juif mais je suis fasciné par la figure lumineuse du Nazaréen. » Invoquer Jésus permet aux personnages d’exorciser la fin du monde qu’ils sont en train de vivre.
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Don DeLillo a toujours accordé une importance essentielle au langage, et à sa logique interne. L’action du Silence avance grâce aux différents discours des protagonistes, surtout ceux de Diane et de Martin (Martin qui finit par se prendre pour Einstein). C’est comme s’il y avait, pour DeLillo, un logos à percer à jour, qui pourrait ouvrir sur une révélation. Pour le moment, son personnage de Martin interroge le langage, un peu à la manière de Wittgenstein : « Et que voient les gens qui marchent dans les rues quand ils se regardent ? Est-ce la même chose que ce que je vois moi ? Toutes nos existences, tous ces regards. Ces gens qui regardent. Mais qui voient quoi ? » Plus loin, Martin évoque de manière caractéristique le « pur langage ». Il y a aussi cette scène, au début, où, alors que les écrans sont fermés, des « bribes de dialogue » s’en échappent. D’où cela peut-il provenir ? « Ce n’est pas du langage terrien, dit Diane. C’est de l’extraterrestre. »
La survie de l’homme
Incontestablement, et ce n’est pas nouveau chez lui, Don DeLillo a voulu ajouter une portée métaphysique à son roman. Je suis sûr, par exemple, que Le Silence est le genre de roman qu’un esprit sophistiqué comme Stanley Kubrick, réalisateur notamment de 2001, aurait beaucoup apprécié. Dans un de ses précédents romans, Point Oméga, une telle recherche vers une éventuelle réalité suprasensible était envisagée, à travers en particulier le concept de Teilhard de Chardin qui donne son titre au roman. Avec Le Silence, il me semble que DeLillo franchit une nouvelle étape. Tout son travail d’écrivain, depuis ses premiers livres comme Libra ou Mao II, en acquiert une cohérence globale assez nette, tournée vers la question de la survie spirituelle de l’homme. Le mot « survie » apparaît une seule fois, dans Le Silence, dans un moment d’intimité amoureuse au cours duquel Jim et Tessa échangent un regard : « Ce regard contenait la journée, leur survie et la profondeur de leur lien. »
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Et puis, comment ne pas penser ici au philosophe Jacques Derrida, dont le principal essai sur Maurice Blanchot s’intitulait « Survivre » ? Tout ceci me semble lié, non certes sans quelques ambiguïtés. Mais je vois très bien Don DeLillo se rapprocher de cette pensée de la survie, à laquelle il confère un élan neuf, du fait peut-être de sa sensibilité religieuse sous-jacente. Le grand mérite de cette pensée, que Derrida nommait « la déconstruction », restera, je le crois, son affinité très étroite avec la chose littéraire. Un romancier, d’une manière ou d’une autre, ne saurait y être complètement indifférent.
Le Silence, œuvre sombre et complexe, est une sorte de livre testamentaire de Don DeLillo, dans lequel il a mis la quintessence de son art romanesque. Après l’avoir lu dans l’excellente traduction française de Sabrina Duncan, j’ai éprouvé l’envie de pousser l’expérience encore plus loin. Après tout, pour Don DeLillo, les mots qu’il tape sur sa petite machine à écrire Olympia ont une importance esthétique capitale, comme il le déclare souvent dans ses interviews.
J’ai donc décidé d’acquérir la version originale du livre, pour me rapprocher quelque peu de sa source. Je me suis rendu à ma librairie habituelle, où une jeune libraire m’a proposé deux éditions : celle, américaine, de Simon & Schuster, ou celle, anglaise, de Picador. J’ai choisi la première, la plus « authentique » des deux, j’imagine, puisque DeLillo habite à New York. La couverture en est rigide, m’a prévenu la jeune fille, et il m’en coûtera environ dix-huit euros, avec un délai d’attente d’une dizaine de jours. Tout cela me paraissait parfait, et je me faisais déjà une joie de découvrir la savoureuse et véridique prose de Don DeLlilo. J’ai enfin demandé à la jeune libraire si elle avait déjà voyagé aux USA. Elle m’a répondu que non, elle n’était jamais allée là-bas.
Don DeLillo, Le Silence. Traduit de l’américain par Sabrina Duncan. Éd. Actes Sud.