Mardi 10 octobre à l’Opéra Bastille, la première de Don Carlos a reçu du public un accueil mitigé. Ovations pour les musiciens, chanteurs et instrumentistes compris, mais huées (couvrant quelques bravos quand même) pour la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Les critiques ont emboîté le pas en décriant largement la mise en scène, à laquelle ils reprochent d’être trop sage. « Pas de sacre pour Don Carlos à l’Opéra Bastille » (Marie-Aude Roux pour Le Monde), « Scène banale, chant royal » (Philippe Venturini pour Les Echos), « Cherche Don Carlos désespérément » (Christian Merlin pour Le Figaro). Seul Damien Dutilleul, pour Olyrix, rend hommage à l’ambition de la production avec son « Un Don Carlos superlatif à la Bastille ».
Un anachronisme bienvenu
Qu’on permette à un amateur quelques remarques sur cette soirée, qui était annoncée comme d’anthologie et qui, selon certains, aurait fait un flop. Tout commence par le décor. Oppressant, angoissant, austère voire lugubre. Dans cet Escorial marqueté de bois sombre, les hommes sont tout petits, perdus dans un cadre glacial. On est prévenu : le propos sera politique, et sévère. La transposition dans une Espagne moderne (costumes des années 1940) aux relents de franquisme, où les militaires galonnés voisinent avec les ecclésiastiques arrogants, est de ce point de vue très bien venue. Mais les critiques auraient voulu du mouvement, des cris, de l’obscène, du choquant, du sang, peut-être même du sexe ! Aguichés par l’affiche Warlikowski, connu pour ses excès, ils attendaient du scandale. Ils sont déçus par l’absence des décors hideux, façon terrain vague, qu’on met aujourd’hui à foison pour donner aux bourgeois le plaisir d’être de grands rebelles, et par la direction d’acteurs volontairement sobre et retenue. Cette fois, pas de maison de retraite ou de bordel gay. Alors ils parlent de « déjà vu » !
Le ténor chéri de ces dames
Même chose pour la direction des chanteurs, toute en intériorité douloureuse, en élans interrompus. Les mouvements sont rares, les acteurs paraissent entravés. Mais pour incarner un Carlos brisé, castré par un père abusif, qu’aurait-il fallu ? Un Heldentenor brillant ou un italien tonitruant ? Jonas Kaufmann peut faire cela (témoin par exemple son interprétation toute de feu de Siegmund dans la Walkyrie, où ses « Wälse ! » et autres « Notung ! » sont pour le moins décoiffants), mais il est trop attentif au texte pour se faire plaisir en se poussant du collet là où il faut s’effacer. Il a l’humilité de tout faire pour incarner ses personnages, même si son égo de chanteur adulé doit en souffrir. C’est ce qui est magnifique dans son interprétation : avant tout celle d’un véritable acteur, sans concession pour la tentation de la gloriole bien facile chez le ténor chéri de ces dames. Quel courage faut-il, pour lui qui a déplacé 2500 personnes, pour se tenir en retrait, sans effets de manche ni de glotte, dans le but de se conformer à la vision d’un antihéros faible et dominé, rongé par ses tendances suicidaires ! Un critique pousse le contresens jusqu’à regretter que Carlos ne soit pas plus jeune et plus exalté. Plus jeune, passe encore (quoique la flèche du temps est ainsi faite que ce reproche paraît bien vain, et bien injuste pour le meilleur ténor du moment). Mais « exalté » ! Mais « flamboyant » ! Quel ridicule, quelle honte, quelle catastrophe s’il l’avait été ! Merci à Kaufmann, en immense tragédien conscient de ses responsabilités dans une production qui a sa cohérence, d’avoir évité le piège d’un orgueil mal placé. Merci à lui d’avoir respecté la vision de Warlikowski, si sombre, si épurée, si vraie. Il ne claironnera pas pour plaire aux aficionados d’élans héroïco-lyriques. Mais il se rattrapera dans le duo final avec Élisabeth, chanté d’une voix si douce et si veloutée qu’on en a les larmes aux yeux.
Yoncheva entre amour et devoir
Même chose pour Yoncheva/Élisabeth. Corsetée par les conventions, décidée à être à la hauteur d’un mariage qu’elle a accepté pour soulager la misère du peuple et non par inclination personnelle, Élisabeth ne peut jamais s’abandonner à son cœur. Elle bouge peu, paraît glacée. C’est ce qu’il faut, non ? Isolée, solitaire, surveillée à chaque instant dans une cour hostile où elle se sent étrangère, devrait-elle gambader pour créer un personnage « vivant » ? Elle finit d’ailleurs par s’empoisonner, et c’est très bien comme cela ! La beauté et la noblesse de son timbre sont entièrement au service de son personnage tiraillé entre l’amour et le devoir.
La seule qui doit être exubérante, c’est Eboli/Garança. Et elle l’est. En maîtresse d’arme toute de noir vêtue, dépassant d’une tête ses compagnes, elle a la carrure de l’ambitieuse, la dévoreuse d’hommes que dépeint le livret.
Ainsi, reprocher à la direction d’acteurs d’être figée est une idiotie. A la cour d’Espagne, ou sous Franco, on imagine mal les gens faisant de grands gestes. La peinture que Warlikowski fait de l’oppression par le patriarcat (oppression familiale, oppression politique), sous l’égide d’une Église toute puissante, me semble au contraire très convaincante.
Rodrigue n’a plus qu’à mourir
Les critiques ont encensé Ludovic Tézier (Posa), pour sa prestance, son brio. Mais il a beau rôle d’être plus brillant que Kaufmann/Carlos ! C’est lui qui est idéaliste, entreprenant, politiquement engagé. C’est lui qui a un caractère entier, courageux, décidé. J’aurais même aimé qu’il pousse son interprétation plus loin qu’il ne l’a fait. Je l’aurais aimé plus manipulateur encore, plus double. Il est censé être le grand ami de Carlos, mais il l’utilise en fait pour servir sa propre cause politique. Carlos n’a rien d’un exalté politique. C’est Posa qui tente d’entraîner son faible ami dans son sillage – avec bien peu de succès, il est vrai. Il est plus politique qu’amical. Ainsi se comprend d’ailleurs qu’il accepte le rôle trouble de conseiller de Philippe, place qui ne peut que le mettre en porte à faux avec l’infant son ami. Beaucoup de mises en scène s’appesantissent sur les relations tendres entre Carlos et Rodrigue, certains y voyant même un amour homosexuel. Rien de tout cela chez Warlikowski. Dans sa vision, l’amour de Posa pour Carlos ne semble pas très chaleureux, et peut-être même pas très désintéressé. Pour souligner le côté manipulateur de Posa, Warlikowski a eu la bonne idée de le mettre à l’origine de la rencontre entre Carlos et Eboli, un malentendu de plus entre lui et son ami, et un désastre de plus pour Carlos. En définitive, les conseils de Posa auront les conséquences funestes que l’on sait. C’est parce que Posa a insisté pour que Carlos intercède en faveur des Flandres que l’infant défie Philippe – bien maladroitement – pendant la scène du couronnement. Tout cela aboutit à un échec lamentable. On peut entendre ainsi son « sacrifice » : au moment où il prend conscience de son échec politique, Carlos s’avérant incapable, malgré son influence, de se transformer en chef de la rébellion flamande, Rodrigue n’a plus qu’à mourir. Il le fait prétendument pour Carlos et surtout, mot révélateur, pour l’Espagne (que Carlos sauvé par lui pourra un jour diriger, avec un peu plus de sensibilité que son père, espère-t-il). Mais de toute façon, sauf à se transformer en un traitre avéré, ses jours auprès du roi étaient comptés. Avec ce point de vue, on comprend que Tézier/Posa ait pu se lâcher sur le plan vocal plus qu’un Kaufmann/Carlos empêtré dans ses souffrances morales.
Le roi Philippe II et l’infant Carlos
Finalement, dans cette sombre méditation sur l’envers du pouvoir, il y a deux figures actives, passionnées, volontaristes : Posa et l’Inquisiteur. L’un et l’autre sont des vrais politiques. Ils luttent pour ce qu’ils croient être le bien. Pour Posa, le novateur, l’émancipation des Flandres ; pour l’Inquisiteur, le traditionaliste, l’ordre sous la direction impitoyable de l’Eglise. En vrai homme de l’ombre, chacun tente de tirer les ficelles des dépositaires officiels du pouvoir, le roi Philippe II et l’infant Carlos, qui est appelé à succéder à son père. Entendu ainsi, Posa n’est pas moins manipulateur que l’Inquisiteur.
Comparés à ces deux personnages sûrs d’eux-mêmes (de leur cause comme de leur personne), Philippe et Carlos sont des êtres faibles, obsédés par leur amour malheureux pour Élisabeth. Ils ne sont pas « politiques » puisqu’ils ne pensent qu’à leur histoire de cœur. Chaque confrontation entre un prince et un conseiller aboutit donc à montrer la supériorité (de caractère) de l’homme de l’ombre : Carlos avec Posa (acte II, acte IV), Philippe avec Posa (acte II), Philippe avec l’Inquisiteur (acte IV). Le déséquilibre est sensible dans les duos. Rien d’étonnant alors que les critiques aient trouvé Tézier plus brillant que Kaufmann : c’est exactement ce qui est requis par le metteur en scène – et par le livret. De même Beloselski/l’Inquisiteur, homme de l’ombre plus qu’homme d’église (sobre costume gris d’homme d’affaire, petit col romain et croix minuscule au lieu des oripeaux habituels et de la pourpre cardinalice) écrase un peu Abdrazakov/Philippe (échevelé, en bras de chemise, tremblant devant l’Inquisiteur qui le contraint à cacher Garança/Eboli qui vient de s’offrir à lui et de lui livrer le coffret de la reine).
Un plateau international qui chante en français
Autre signe de mauvaise foi des critiques : certains se plaignent de ne pas comprendre chaque phrase du texte ! Mais quand on réunit un plateau aussi international, on ne peut pas avoir la clarté parfaite du français. Qu’on ait recours aux surtitres pour tout comprendre n’a rien d’étonnant, c’est le jeu de l’opéra. On ne peut pas avoir le beurre (les plus grands solistes internationaux) et l’argent du beurre (des locuteurs français irréprochables). D’ailleurs, mise à part Garança qui est vraiment très peu compréhensible, les autres solistes se tirent plutôt bien de l’exercice. Par ailleurs, le français donne un charme nouveau à cet opéra qu’on croyait connaître. Ce n’est pas seulement que Don Carlos est plus équilibré, plus compréhensible que Don Carlo, c’est aussi que le texte français nous sauve des rodomontades « à l’italienne ». On est ainsi davantage au théâtre, plus attentif à l’histoire, à la psychologie des personnages, à leurs souffrances et leur destin.
Ainsi, Warlikowski prouve une fois encore qu’il est un grand metteur en scène. Il sait être là où on ne l’attend pas. Précédé d’un parfum de scandale, il révolutionne de ne pas révolutionner. Il refuse d’entrer dans la routine des mises en scène attendues, même quand cette routine repose sur la provocation. N’est-ce pas le fait des plus grands de savoir résister aux sirènes de leur propre réputation ? Et surtout, de savoir s’en tenir à l’œuvre, sans prétendre plaquer des schémas tous identiques sur des textes divers.
Merci aux vedettes
Ce n’est pas parce qu’on a mis le feu à Iphigénie en Tauride qu’il faut traiter Don Carlos de la sorte. Chaque œuvre a son message, son style. Renouveler le sien propre est la tâche du metteur en scène. C’est ainsi qu’on peut servir au mieux et l’art, et le public.
Quant aux vedettes internationales qui ont mis de côté leur égo pour entrer dans ce jeu, qu’elles soient ici infiniment remerciées. C’est en conjuguant talent et modestie qu’elles resteront dans l’histoire, et non avec des fanfaronnades qui fatiguent les vrais amateurs plus qu’elles ne les séduisent.
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