Dominique de Roux, l’art de la guérilla


Dominique de Roux, l’art de la guérilla

dominique roux jean yanne

Et il arrive, tout simplement, qu’on ne sache plus où on en est. La France de 2015 frappée deux fois en un an par le terrorisme islamiste, en janvier et en novembre, ne se reconnaît plus. Elle navigue à l’estime entre état d’urgence à l’intérieur et guerre à l’extérieur. Elle vote Front national puisque tout le monde, même la gauche, s’est mis à parler comme le Front national. Elle ne s’aime plus et elle n’aime plus ses élites qui elles-mêmes donnent l’impression de ne plus l’aimer. Elle s’inquiète de voir ses hommes politiques aussi médiocres s’enfermer dans des attitudes pavloviennes et ne rien remettre en question de ce qui l’a amenée à ce qui ressemble bien à un point de non-retour.

Avons-nous déjà été aussi désorientés, inquiets, suicidaires, prêts à tous les renoncements pour retrouver une bienheureuse léthargie et continuer à faire comme si ? À faire comme si Daech ne risquait pas de gagner, et pas nécessairement sur le terrain mais dans les têtes, en nous faisant accepter une transformation radicale de notre façon de vivre ? Une transformation que nous ferons semblant de ne pas voir en continuant à fréquenter les terrasses des cafés sous le regard des patrouilles militaires, manifestation la plus visible de l’antiterrorisme qui n’est plus une riposte ponctuelle à une situation mais devient une nouvelle façon de vivre, de penser, de se soumettre sur le plan politique comme nous nous sommes soumis sur le plan économique.

Le tableau vous paraît trop sombre ? Contestable ? Vous n’avez pas l’impression d’être à un de ces points de bascule de l’Histoire qui pourra vous faire dire, rétrospectivement qu’il y avait eu, en cette année 2015, une France d’avant qui était devenue la France d’après ?

Alors lisez Dominique de Roux et sa France de Jean Yanne qui vient d’être rééditée après plus de quarante ans.[access capability= »lire_inedits »] Pierre-Guillaume de Roux, son fils, éditeur devant l’éternel, s’est chargé de la chose. Quand on l’a contacté pour en savoir un peu plus, il nous a dit qu’au début il avait hésité à ressortir cette France de Jean Yanne. Que ce texte lui paraissait trop lié, peut-être, à une époque, en l’occurrence l’année 1974. Qu’il s’agissait d’un livre moins parfait, plus contingent, que ces bréviaires pour des jeunesses déracinées que sont Immédiatement et Ouverture de la chasse régulièrement réédités et trouvant à chaque génération la poignée de lecteurs qui verront leur vision du monde, de la France, des femmes, de la littérature radicalement changer, pour le meilleur et pour le pire.

Il faut peut-être ici rappeler qui est Dominique de Roux. C’est d’abord un jeune homme de bonne famille, issu de la noblesse charentaise. Il publie son premier roman en 1960, Mademoiselle Anicet. Il aura des passions ruineuses puisqu’il n’aimera que la littérature et la politique, ou plus exactement la littérature par la politique et la politique par la littérature, comme Malraux, qui sera un grand ami, ou Bernanos, qui deviendra un modèle. Pour compliquer le tout, il aimera d’une passion égale Mao et de Gaulle parce que ces deux-là lui semblent les derniers à savoir encore écrire l’Histoire.

Comme de Roux est inclassable, on le classera, selon une habitude bien française, très à droite. Il détournera la chose avec humour dans Immédiatement : « À force d’être traité de fasciste, j’ai envie de me présenter ainsi : moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg» Et peu importe si, grand éditeur et fondateur des Cahiers de l’Herne, c’est lui qui fait découvrir les écrivains de la beat generation, y compris le Français Claude Pélieu et qu’il consacre un cahier à Mao vu comme poète, stratège et penseur ! C’est beaucoup plus simple, surtout dans les années 1970 où l’ostracisme tourne à plein (régime ?) pour ceux qui n’entrent pas dans les cases prévues. Aujourd’hui, par exemple, de Roux pourrait être un néoréac propalestinien ou un rouge-brun humaniste, ou un communiste opposé au mariage pour tous, ou encore un catholique bloyen (Bloy aussi sera l’objet d’un Cahier de l’Herne) estimant que « le riche est une brute inexorable qu’on est forcé d’arrêter avec une faux ou un paquet de mitraille dans le ventre… » Bref, un oxymore vivant, un homme qui, à l’instar de son exact contemporain Pasolini, assume les contradictions et évolue entre les tirs croisés des penseurs et des politiques de bords opposés, mais dont le point commun est de fonctionner en pilotage automatique.

Ce genre d’attitude ne fait pas vivre très vieux. Après avoir rêvé de jouer un rôle géopolitique au moment de la révolution des Œillets et avoir été compagnon de route de la rébellion anticommuniste de Savimbi pour restaurer le Cinquième Empire (titre de l’un de ses romans), celui du Roi Absent qui devait, d’après la légende, revenir à Lisbonne un jour de brume pour rendre au Portugal toute sa grandeur spirituelle, de Roux meurt d’une crise cardiaque à 41 ans en 1977.

Cette manière d’être au monde, dans la contradiction permanente, aiguise les sens et l’intelligence. Les maudits voient mieux, c’est même pour cela qu’ils sont maudits. C’est donc assez logiquement à Richard Millet, qui lui aussi a déjà été pendu à Nuremberg, que Pierre-Guillaume de Roux a demandé de préfacer cette réédition de La France de Jean Yanne. Histoire de pointer l’actualité de ce livre qui, comme souvent chez de Roux, est une succession d’aphorismes confinant à l’illumination poétique, à la vacherie sanglante ou à la vision hermétique. Ainsi Millet écrit-il : « Ce que de Roux appelle la France de Jean Yanne, ou la France chinoise, ou les chinoiseries françaises, cette France des snobs et des boutiquiers, c’est donc celle où nous vivons aujourd’hui ; un pays qui s’est perdu, prostitué, renié : la France de Pompidou, fossoyeur humaniste, mais aussi celle de Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande. »

L’impulsion du livre a en effet été donnée à de Roux par un film de Jean Yanne, Les Chinois à Paris, qui sort sur les écrans le 28 février 1974. La France doute d’elle-même. Pompidou est malade, c’est le choc pétrolier, on pressent la fin des Trente Glorieuses. L’ironie acerbe de Yanne, imaginant une occupation maoïste avec le QG de l’Armée rouge aux Galeries Lafayette, des résistants de pacotille et une collaboration unanime, déplaît souverainement à la critique. De Roux s’en moque, il demande même à Jean Yanne de préfacer le livre, préface hélas disparue pour des raisons de droits dans la présente édition mais dont votre serviteur, qui possède l’édition originale, vous donne ici un aperçu (cf. encadré). Le film symbolise en effet pour de Roux une certaine veulerie française, un obscur désir de sortie de l’Histoire incarné par Pompidou qui transforme le gaullisme en une banale droite louis-philipparde pour laquelle il s’agit de s’enrichir et de se moderniser, surtout de se moderniser, à n’importe quel prix. Et l’on retrouve déjà, pour accompagner ce processus, comme cela existe aujourd’hui, une glaciation intellectuelle qui donne hypocritement aux avant-gardes le rôle d’encadrement moral de la société avec par exemple le règne sans partage du structuralisme : « Structuralisme, nouvel instrument de domination de la bourgeoisie : monument de la peur. »

Cependant, il n’y a rien chez de Roux de la pleureuse et c’est peut-être en ce sens qu’il échappe en partie à ce qu’en dit Millet. De Roux est un enragé : « La loi de l’embuscade, c’est de sortir de l’embuscade », écrit-il. De Roux pamphlétaire, c’est comme de Roux romancier ou de Roux critique, c’est d’abord l’invention d’une forme. Le pamphlet selon de Roux, c’est la guérilla. Face à des ennemis nettement supérieurs en nombre que sont les modernisateurs forcenés d’une France violée à grands coups de voies rapides, d’hypermarchés et d’ordinateurs géants, de Roux préfère le tir au coup par coup. Il ne désespère jamais, il fait d’abord de ses pamphlets des exercices de poésie pure, violemment antisystématique : fragments, aphorismes, éclairs. Un minimum de concepts, un maximum d’éclats. Le Baudelaire des Fusées, le Barbey des Memoranda pourraient donner une idée approchante de la technique de Roux. Il sait être contradictoire, poignant, et doux ; il sait, au bout du compte, demeurer un homme du monde d’avant, malgré le monde qui arrive, c’est-à-dire un Français selon notre cœur, qui avance dans l’épouvante le sourire aux lèvres : « Je cherche une civilisation, pas une réponse. »

La France de Jean Yanne, de Dominique de Roux (préface de Richard Millet, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2015)

Extrait de la préface de Jean Yanne à l’édition originale :

« Si une certaine France est un cadavre – patriotisme, institutions, paranoïa de classe –, comment s’en débarrasser ? Il faut faire ce qu’on fait pour les cadavres. Attendre qu’ils pourrissent, se putréfient, se transforment en bonne terre arable. Mais un cadavre n’occupe pas toute la surface du champ sur lequel on le pose. Tout autour, même si l’odeur gêne, on peut labourer. Aucun livre de qui que ce soit ne m’a jamais aidé à supporter quoi que ce soit. Sauf peut-être les longs voyages en chemin de fer. Je pense que Céline est un grand écrivain, que Jean-Luc Godard est un grand cinéaste, que la Chine est un grand pays, et je pense que je peux vivre sans Céline, sans la Chine et sans Godard. […] »[/access]

La France de Jean Yanne

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« Quel que soit le discours tenu par un grand de ce monde, rajouter à la fin de ses phrases “Poil au…” Exemple : La France, pour défendre sa société… poil au nez. »

*Photo: éditions Pierre-Guillaume de Roux.

Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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