L’écrivain Dominique Noguez est mort le 15 mars à l’âge de 76 ans. Il était le lauréat du Prix Fémina 1997 pour son roman Amour noir. Mais pour son ami Roland Jaccard, il était beaucoup plus que ça.
Après la mort de Clément Rosset, celle de Dominique Noguez. Lui aussi venait chez Yushi, ma cantine japonaise. Et nous avions travaillé ensemble pour un autre ami, Frédéric Pajak. Nous nous retrouvions avec une joyeuse équipe (Frédéric Pagés, Denis Grozdanovitch, Arnaud Le Guern, Frédéric Schiffter) au premier étage d’un restaurant chinois pour préparer les numéros de L’Imbécile. Pajak était un tyran dont nous nous accommodions fort bien. Et Noguez pratiquait un humour décalé et macabre qui me ravissait. J’avais il y a bien longtemps publié un de ses meilleurs livres, Ouverture des veines et autres distractions, qui, passé inaperçu en France, avait connu un beau succès en Russie.
L’immense culture littéraire et cinématographique de Dominique le rendait de plus en plus étranger à notre époque barbare. Il était sans doute un des derniers écrivains à envoyer de vraies lettres à ses amis et non des mails avec un like. Ses lettres avaient un parfum d’éternité. Pour donner une vague idée de ce qu’était la littérature au temps de Noguez, je livre ici la dernière lettre qu’il m’a envoyée à la suite de ma fiction sur Amiel.
Cher Roland,
Notre professeur de philosophie (celui qu’eut aussi le camarade Schiffter) nous faisait réserver les pages de gauche du cahier où nous prenions son cours à des citations qu’il nous dictait de temps en temps. La première fut : « Ce qu’on dit de soi est toujours poésie » (Amiel).
Depuis, je n’ai guère progressé dans la connaissance de ce sage sans illusion. Sauf qu’après avoir lu ton beau livre prosélyte, j’inscris aussitôt Amiel dans la liste des œuvres immenses qu’il me reste à lire de toute urgence, en plus de celles du duc de Saint-Simon, d’Hermann Broch ou du bon vieux Tolstoï (pourvu qu’on ne m’empêche pas de continuer à picorer chez les légers et les cinglants, chez Renard, Rigaut, Radiguet, Nimier, Cioran, Frédérique, Ylipe, etc. ).
Le fait de n’être pas encore familier d’Henri-Frédéric me donne un handicap et un plaisir. Handicap de ne pouvoir déterminer la justesse de ton raccourci ou l’importance de ta dette – bref, de ne pouvoir déterminer si ton Amiel est plus jaccardien que Jaccard n’est amiélien (ou l’inverse). Et le plaisir, c’est de pouvoir supposer que ton court opus est aux dix-sept mille pages du journal d’Amiel ce qu’une fiole de grand armagnac est aux hectares de vigne gersoise ou landaise dont il est la subtile émanation.
Tel quel, en tout cas, cet hommage a l’élégance marmoréenne d’une stèle, mais l’on devine sur les joues de l’impassible sculpteur le rosissement et le frémissement d’un début d’émotion.
Amiéliennes pur sucre ou non, bien des formules de ce livre donnent à penser, depuis l’idéal de Marie prête à vivre « pour celui qu’elle aime, même sans lui », jusqu’à cette idée si séduisante d’ « un écrivain qui ne s’aime pas et qui répugne à prendre ses lecteurs dans les filets de son œuvre ».
Merci, merci, merci pour Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel.
Je t’embrasse,
Dominique.
P.-S. Autre beauté du livre : « …et le jour se retira de moi comme la lumière des vallées après le soleil couchant. »
Ce post-scriptum m’a d’autant plus ému que je savais que Dominique perdait la vue. Et moi, aujourd’hui, un ami. Oui, avec cette perte et celle de Clément Rosset (ils étaient ensemble à Normale Sup) la joie se retire. Et un pan de la culture française, réduite à si peu de chose aujourd’hui) disparaît, ce qui est beaucoup plus inquiétant que les changements climatiques, cet attrape-nigaud pour les bobos. Je conclurai en disant que Dominique et moi partagions la même fascination pour le Japon et sa culture que nous placions au-dessus de tout. S’il me fallait lire un texte à son enterrement, il serait extrait des Cent vues du Mont Fuji d’Osamu Dazai. Sans doute est-ce là que nous nous retrouverons.
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