Les Rencontres de Laignes sont un petit festival de documentaire créé entre autres par le critique Patrick Leboutte, et tenu cette année à bout de bras par l’admirable Jean-Paul Noret, ancien maire du village de Laignes en Côte-d’Or, retraité de l’enseignement devenu l’exploitant d’un réseau de salles de cinéma en milieu rural. Entre autres, deux documentaires « engagés » nous ont été projetés pendant ces Rencontres, et leur accolement avait l’avantage de nous faire voir les contrastes entre deux gauches militantes, deux rapports au peuple et à l’histoire, deux types de sensibilité aux questions contemporaines.
Il s’agissait des films Même pas peur – réalisé par Ana Dumitrescu et sorti dans toute la France le 7 octobre dernier – et de La seconde fugue d’Arthur Rimbaud, de Patrick Taliercio, qui n’a pour l’instant pas de date de sortie (On peut toutefois en découvrir une bande-annonce sur ce site consacré au film).
Même pas peur est un film que sa réalisatrice a commencé le 12 janvier dernier, au lendemain de la grande « marche républicaine ». Elle s’intéresse non pas tant aux attentats eux-mêmes qu’aux circonstances qui les ont permis, et à la réaction qui les a suivis : réaction de peur et de rejet de l’autre, selon la réalisatrice et les intervenants qu’elle a filmés.
La seconde fugue d’Arthur Rimbaud est une promenade mélancolique le long de la Meuse, sur le parcours qu’a suivi le poète quand, à seize ans, juste après la défaite de Sedan, il a fui Charleville pour se diriger vers Charleroi. Pendant son trajet, le réalisateur Patrick Taliercio dresse le portrait d’une vallée en voie de désindustrialisation totale, et que des édiles dépassés tentent de redynamiser en montant d’absurdes projets de rénovation urbaine ou de centres commerciaux.
Même pas peur est un défilé d’opinions péremptoires énoncées sans nuance par des intervenants à peu près tous d’accord entre eux sur les questions à propos desquelles on les sollicite : le terrorisme est un produit dérivé du colonialisme français ; la délinquance est un résultat des contrôles au faciès, qui enragent les jeunes, et de la prison, qui achève de les radicaliser. « L’identité française n’existe pas » assène violemment un Alain Touraine remonté, et toute volonté intégrative ou normative émanant de la société dite « de souche » doit être considérée comme du racisme ; en revanche, le film montre de jeunes musulmanes voilées qui font de leur repli religieux un signe de résistance individuelle au fascisme d’Etat. Evidemment, l’islamisme mondialisé, la tentation djihadiste, la position pour le moins ambiguë d’un grand nombre de musulmans que la presse dit « modérés » sans rien en connaître, ne sont pas évoqués dans le film. Ana Dumitrescu a résolument choisi son ennemi et tait toutes les questions délicates, de peur de fragiliser son message.
La seconde fugue d’Arthur Rimbaud traverse des villes sinistrées, où des patrons firent construire des tours au milieu des collines pour y loger leurs employés ; les usines ont fermé, les ouvriers sont restés. En suivant les sentiers qu’a empruntés Rimbaud, Taliercio s’interroge sur le monde finissant dont le poète décrivait les prémisses. Rimbaud nous est proche, dit-il, par l’obscurité des périodes de transition. Taliercio filme des coins de cette France périphérique qui fournit au Front national ses bataillons les plus nombreux ; il y réintroduit une profondeur historique et un goût des autres que le film Même pas peur professe comme un catéchisme sans jamais l’appliquer. Les visages que nous fait découvrir Taliercio sont déconcertants d’exotisme ; ce sont littéralement les « sans-dent » que moquait notre président. Taliercio filme la population d’origine immigrée de la vallée de la Meuse et les ouvriers en grève des usines, sans avoir l’idée de dresser les uns contre les autres, sans leur demander ce qu’ils votent.
Si l’on ne parle que de cinéma, le film de Taliercio est un bijou de grâce et de beauté quand celui de Dumitrescu est un indigeste pensum aussi mal monté que filmé. Mais c’est surtout leur dimension idéologique qu’il est intéressant d’opposer. Même pas peur est une déclaration d’intention de la « gauche d’avant-garde » ; La seconde fugue d’Arthur Rimbaud est une manifestation tardive de ce qu’on pourrait appeler la gauche du « commun ».
Qu’à gauche, les groupuscules gauchistes aient pris le pas sur le PCF est une catastrophe sociétale dont nous commençons à mesurer la gravité.
La gauche d’avant-garde prend le peuple de haut ; la gauche du commun le filme d’en bas. Le cinéma de Taliercio est un cinéma de marcheur, plein d’humilité, au sens littéral : les deux pieds dans l’humus. Le film d’Ana Dumitrescu respire le mépris de classe et la suffisance. Il ne développe aucune idée, n’apporte aucune preuve de terrain ; son unique message consiste à dire : nous pensons comme il convient de penser, imitez-nous. La gauche d’avant-garde ne veut pas l’accord. Elle ne cherche pas prioritairement à convaincre. Par narcissisme, elle se complait dans une position qu’elle rêve minoritaire, pour se donner des allures de résistance. C’est la gauche de Joffrin, de Croissandeau ou de Plenel, la gauche qui ne croit tellement plus au peuple qu’elle nie son existence et lui dénie tout droit à se reconnaître une identité.
Même pas peur donne la curieuse impression que le référent n’existe plus. C’est un vrai film post-moderne, où tout n’est qu’affaire de discours : ceux qui alertent sur la montée de l’islamisme radical dans les banlieues sont des racistes qui agitent une « rhétorique de la peur » ; les intervenants du film ne se s’interrogent jamais sur le degré de conformité au réel de ces discours ; ils ne veulent pas voir que, là encore, les classes populaires sont en première ligne dans un combat contre un ennemi dont ils persistent à nier l’existence. La seule chose qui intéresse Dumitrescu, c’est de distribuer bons et mauvais points, en toute indépendance des faits. Comme si le réel, pour lui faire plaisir, avait enfin définitivement cessé de nous encombrer.
Patrick Taliercio sait bien que le réel existe encore, et que les oppositions idéologiques ne sont pas seulement affaire de rhétorique. Il sait que la mondialisation est un cataclysme dont la classe ouvrière paie le tribut le plus lourd. Son film donne la nostalgie de cette gauche du commun, qui cherchait à lier des individus toujours plus détourés par le libéralisme, plutôt qu’à se faire l’étendard des uns pour mieux criminaliser les autres.
Qu’à gauche, les groupuscules gauchistes aient pris le pas sur le PCF est une catastrophe sociétale dont nous commençons à mesurer la gravité. Car aussi peu défendables qu’aient été les positions internationales du PCF, il donnait vie à un intense réseau d’amicales, de syndicats, de clubs sportifs et culturels, de fêtes populaires ; en ce temps-là, la gauche créait du « commun » contre les offensives de ce capitalisme qui nous veut tous consommateurs isolés. Aujourd’hui, la gauche d’avant-garde renifle ces fêtes pour voir s’il n’en émanerait pas une des ces odeurs « rances » ou « nauséabondes », sentant l’arrière-pays français, et dont il conviendrait de dénoncer les « relents xénophobes ». Les fils de bourgeois qui dénoncent les opinions des ouvriers et croient vraiment que le pire des dangers pour la France est le Front national travaillent objectivement dans le sens du vaste processus de désagrégation identitaire et symbolique que subit le peuple en France, depuis que les outils de production en désertent le territoire. Il ne reste à la gauche à l’ancienne, encore habitée par le souci du commun, qu’à chroniquer les étapes de cette dépossession ultime. Le parti pris plus poétique que militant adopté par Taliercio est d’une grande justesse : il n’est plus temps que de pleurer.
Pour ajouter à notre mélancolie, le film d’Ana Dumitrescu fait le tour de la France alors que celui de Patrick Taliercio n’est pour l’instant distribué nulle part…
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