Jadis Dubaï était un morceau de désert pareil à tous les autres, peuplé d’oryx, d’antilopes, de chats des sables et de geckos. Les photographes y venaient en troupeau pour prendre des clichés majestueux depuis des aéronefs branlants, afin de pourvoir la demande en cette catégorie singulière de puzzles difficiles : « Le désert vu d’avion ». Puis ils allaient boire nonchalamment des cocktails sophistiqués dans des bars d’hôtels moyens, en se prenant pour Robert Capa. Souvent leurs compagnons de zinc étaient de dépressifs ingénieurs des pétroles de la Shell. Le sable était si chaud que des légionnaires taciturnes auraient pu y venir mourir par désespoir – comme dans une chanson d’Edith Piaf. Le marché de l’immobilier ne s’était pas encore emballé et on pouvait croiser çà et là des nomades à chameaux.
Heureusement, de nos jours, l’émirat de Dubaï a des ambitions moins poétiques. Les dubaïotes (on dit comme ça) veillent seulement à édifier un maximum de gratte-ciels luxueux aux architectures extravagantes, qui font de l’ombre à des centres commerciaux dantesques où les devises coulent à flot. L’arabesque y est devenue folklorique. La Ferrari proverbiale. La chaleur écrasante est partout apprivoisée par l’air conditionné. À la différence de l’émirat du Qatar, Dubaï ne cherche pas à acheter en Occident des clubs de football, des villes de banlieue, l’Arc de Triomphe ou la recette de la potée auvergnate. L’émirat préfère œuvrer dans le pharaonique, la construction visible de l’espace… à l’image de ces archipels artificiels en forme de palmiers – Palm Islands – destinés à accueillir de riches particuliers.
Dubaï c’est l’émirat du toujours plus. Quoi de plus impressionnant qu’une Tour Eiffel ou un Taj Mahal ? Deux Tour Eiffel ou deux Taj Mahal bien sûr ! Ou trois ! Ou encore une tour Eiffel de 1 km de haut ou un Taj Mahal grand comme un aéroport international… L’AFP nous apprenait ceci la semaine dernière : « Une réplique quatre fois plus grande du Taj Mahal devrait être construite à Dubaï en l’espace de deux ans, a annoncé jeudi un promoteur participant au salon de l’immobilier Cityscape. » Un Taj Mahal quatre fois plus grand que l’original ! Notez l’expression pathétique d’un évident complexe d’infériorité… « Le Taj Arabia, réplique du temple en marbre, coûtera la bagatelle d’un milliard de dollars, a précisé le promoteur indien Arun Mehra »
À Dubaï on voit les choses en grand, on édifie des temples à l’amour comme on construirait des casinos à Las Vegas, ou des centres commerciaux éléphantesques dans les banlieues de villes tristes… « Avec ses équipements annexes, dont un hôtel de 300 chambres et 200 appartements de luxe, il sera une destination pour les couples qui veulent se marier dans une ambiance romantique, selon le promoteur. » Si le délirant Taj Mahal surmultiplié est en bonne voie, on apprend dans la même dépêche que d’autres projets de « répliques » sont pour le moment gelés (pour cause d’éclatement de la bulle immobilière de Dubaï… et non suite à une prise de conscience salvatrice de l’horreur généralisée du projet)… Ainsi nous ne verrons-nous peut-être jamais les copies sans Histoire des pyramides de Gizeh, de la Tour Eiffel, de celle de Pise et… de la Grande muraille de Chine ! Ouf ! Mais il sera probablement impossible d’échapper à ce sinistre Taj Mahal de contrefaçon, à mi-chemin entre Bollywood et Vegas… dans les méandres duquel on peut déjà imaginer les lugubres sosies d’Elvis Presley et Frank Sinatra chanter leurs mélopées sentimentales à la chaîne pour accompagner les noces « minutes » de couples maussades. On entend d’ici le Sinatra dubaïote, chanter avec mollesse le gimmick final de Strangers in the night… « Do be do be do… Do be do be… Dubaï… »
Qui cela importe que la sublime « merveille du monde » indienne, mausolée de marbre blanc édifié par un empereur amoureux en mémoire de son épouse défunte, soit une sorte de lieu de culte et non un vulgaire resort touristique ? Après tout c’est peut-être l’amour qui a changé…
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