Porte-parole de la France insoumise pour les questions internationales, Djordje Kuzmanovic dessine le monde selon Mélenchon. Du Venezuela à la Russie en passant par l’immigration, aucune question sensible ne passe à l’as. Entretien.
Causeur. Avant d’accepter cet entretien, vous m’avez dit en être à votre troisième procès avec des journalistes. Pourquoi avez-vous autant maille à partir avec les médias ?
Djordje Kuzmanovic. Quand on veut ridiculiser nos positions internationales, on opte pour le dénigrement plutôt que pour l’argumentation. On m’accuse ainsi d’être « rouge-brun », agent d’influence prorusse, ami des dictateurs et d’autres inepties. C’est souvent le fait de réseaux atlantistes. Cette même stratégie s’est exercée contre Jean-Luc Mélenchon pour le discréditer au cours des deux dernières semaines précédant le premier tour de l’élection présidentielle.
…mais votre programme prévoyait bel et bien l’adhésion de la France à l’Alliance bolivarienne des Amériques (ALBA) qu’a créée Chavez…
Cette séquence a été un détournement honteux. Le point 62 de notre programme proposait simplement l’adhésion de la France aux accords économiques de l’ALBA, dans le but de désenclaver la Guyane. C’est un département où la situation sociale est catastrophique, avec 25 % de chômage et près de 50 % de pauvreté. Quand Macron signe un accord économique avec l’Iran, nous ne l’accusons pas de soutenir son régime théocratique !
On peut être sur la même longueur d’onde que Vladimir Poutine sur certaines de ses positions géopolitiques
Ne faites pas comme si Mélenchon n’avait pas applaudi à tout rompre le régime de Maduro, taxant de suppôt des États-Unis tout critique de l’expérience chaviste. Du simple point de vue démocratique, un tel alignement soulève des questions.
Il y a beaucoup de critiques à faire au régime chaviste, en particulier sur sa gestion de l’économie, des ressources pétrolières et ses problèmes de corruption, mais pas du point de vue de la démocratie. La plupart des médias sont tenus par le secteur privé. J’étais observateur lors des dernières élections et elles se sont déroulées de manière transparente, comme les 15 élections précédentes. Même Jimmy Carter, l’ancien président des Etats-Unis l’a reconnu !
À force de défendre des régimes autoritaires, vous donnez raison à vos adversaires. Soutenez-vous Vladimir Poutine ?
Mais nous ne soutenons pas les régimes autoritaires ! Où et quand exactement ? Nos détracteurs devraient plutôt s’occuper de la poutre dans leur œil – je pense spécialement à l’Arabie saoudite ou au Qatar. On peut, par exemple, être sur la même longueur d’onde que Vladimir Poutine sur certaines de ses positions géopolitiques, quand elles sont dans l’intérêt de la France. Mais nous n’adhérons pas à son programme, d’ailleurs très libéral. Pour la prochaine élection présidentielle russe, notre préférence va à Pavel Groudinine, soutenu par l’ensemble des forces de gauche.
C’est-à-dire notamment par le Parti communiste. Vous n’êtes donc pas le poutinien que caricaturent certains médias ! Peut-être pour éviter ce genre de raccourcis, votre programme prévoit de placer les médias « au service du peuple ». Comptez-vous les mettre sous surveillance ?
Au contraire, nous reprenons mot pour mot le programme du Conseil national de la Résistance qui souhaitait une presse débarrassée des influences étrangères et des pouvoirs d’argent. Et pour cause : 90 % des médias français sont détenus par neuf milliardaires ! Certes, les éditorialistes prétendent rester libres, mais Xavier Niel a un jour très honnêtement reconnu : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix ! » C’est ce qu’il a fait avec le groupe Le Monde, qu’il possède avec Matthieu Pigasse. Une telle influence est problématique en démocratie.
Je défends une liberté d’expression totale, telle que la prône le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique
Posséder un journal ne signifie pas forcément contrôler sa ligne éditoriale, mais passons. Vous entendez créer un Conseil national des médias censé garantir une information libre et indépendante. Comprenez-vous que ce projet inquiète ?
Non, c’est plutôt la concentration des médias aux mains de quelques financiers qui devrait inquiéter ! Nous proposons de créer une instance autonome, telle qu’il en existe déjà en Belgique et au Québec, indépendante des pouvoirs d’argent, de l’État et des partis politiques. Cette instance de déontologie du journalisme pourrait inclure des citoyens et des journalistes professionnels qui examineraient les griefs en délivrant des bons et des mauvais points en statuant sur l’honnêteté des reportages.
Tancer ou récompenser les journalistes comme des enfants, c’est manier la carotte et le bâton.
Un bâton pas trop dur, puisqu’il n’y aurait pas de sanctions de type judiciaire, mais l’esquisse de l’honnêteté de tel ou tel journaliste par rapport aux faits rapportés. De plus en plus de gens peuvent vérifier les informations sur internet, cela les aiderait à faire des « fact check ».
Vous plaisantez ? Internet fourmille de fausses nouvelles ! Comme Emmanuel Macron, souhaitez-vous interdire leur propagation sur internet ?
Légiférer n’est pas la bonne façon de faire. Qui déterminera qu’une nouvelle est fausse ou non ? On ne sait jamais qui pourrait prendre un jour le pouvoir et utiliser une loi de contrôle des médias pour censurer tout ce qu’il décréterait être une fake news. Au risque de vous étonner, étant un disciple de Noam Chomsky je défends une liberté d’expression totale, telle que la prône le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique ; cela vaut mieux qu’une censure ou une loi mémorielle.
Vous avez une conception de la liberté d’expression assez libérale, voire anglo-saxonne. Or, le programme international de la France insoumise voit dans la présence militaire américaine à travers le monde la première des menaces pour la paix.
Nous ne sommes pas des simplistes qui ânonnent systématiquement : « C’est la faute des États-Unis ! » Néanmoins, les États-Unis ont créé ou attisé toute une série de conflits au nom de la défense de leurs intérêts.
À quels exemples pensez-vous ?
Je pourrais vous citer le Chili, l’Irak, le Salvador ou l’Indonésie parmi des dizaines d’exemples. Je pense aussi aux Pentagone Papers. Voyez Snowden… Ou encore le coup d’État contre Mossadegh en Iran en 1953, et dont nous payons encore le prix aujourd’hui. En 2009, au Honduras, sous Barack Obama, les États-Uniens ont appuyé le renversement du président Zelaya, ouvrant la porte à une dictature qui a assassiné plusieurs centaines d’opposants, dont 62 journalistes. En Syrie, ils ont reproduit la stratégie d’appui aux mouvements islamistes expérimentée contre l’URSS, sans réfléchir aux conséquences à long terme. Globalement, l’influence états-unienne au Moyen-Orient s’exerce par le fort soutien aussi bien à Israël qu’à l’Arabie saoudite, que Trump ne fait qu’exacerber en reconnaissant Jérusalem comme capitale exclusive d’Israël ou en autorisant la guerre au Yémen par l’Arabie saoudite.
L’intervention russe a empêché Daech de s’installer durablement en tant qu’État
Pourquoi les ingérences russes, notamment en Syrie, vous inspirent-elles plus de sympathie ?
D’abord, il faut préciser que cette intervention était légale au regard du droit international, la Russie étant alliée du gouvernement syrien. Il est évident que Moscou a agi pour défendre ses intérêts : conserver le port militaire de Tartous, soutenir un régime qui lui est favorable et éliminer le plus possible des 3 500 terroristes parlant russe. Au moins a-t-elle le mérite de le reconnaître. Bachar Al-Assad n’aurait jamais tenu sans l’appui russe. Mais l’intervention russe a empêché Daech de s’installer durablement en tant qu’État. La prise de Damas aurait été une catastrophe sans précédent. Comme on l’a vu en Irak et en Libye, la méthode américaine qui consiste à soutenir n’importe qui, et souvent les pires, puis à renverser entièrement l’État en place amène un chaos propice au développement de nouveaux foyers terroristes, dont les attentats en France sont l’une des conséquences.
Pour autant, serons-nous mieux protégés en sortant de l’OTAN comme vous le proposez ?
La France doit d’abord compter sur elle-même pour assurer sa défense. L’OTAN est une organisation belliciste dont l’existence ne se justifie pas. Nous aimerions que notre pays redevienne la puissance indépendante qu’il était et retrouve son rôle d’équilibre, dans une logique gaullienne.
Si la France sort de l’OTAN, devra-t-elle conserver sa force de dissuasion et ses moyens d’intervention ?
La force militaire dont doit se doter notre pays dépend des buts géopolitiques que nous nous fixons. Or, en l’état actuel, le financement de nos armées est insuffisant pour assurer les missions qui lui sont confiées. En parallèle, réfléchissons aux économies possibles, en réduisant de moitié notre dissuasion aérienne sans entamer notre capacité de dissuasion globale. Nous proposons la mise en place d’une conférence internationale sur la réduction des armements nucléaires, pour reprendre un processus interrompu depuis la disparition de l’URSS.
Votre raisonnement s’appliquerait peut-être à un monde d’État-nations souverains, mais la France est membre de l’Union européenne, de la zone euro et d’autres ensembles supranationaux qui limitent ses marges de manœuvre.
Notre approche des relations internationales est globale et découle du rôle que nous voyons pour la France. Nous plaçons celui-ci sous le sceau de l’indépendance et de la souveraineté recouvrée, c’est pourquoi dans le programme de la France insoumise tout commence avec le Plan B pour l’Europe. Depuis septembre 2015, à la suite des diktats insupportables de l’UE contre le peuple grec, nous avons organisé cinq sommets avec nos partenaires européens pour construire une autre Europe, celle des peuples. « À traités constants », comme le disent Benoît Hamon et Yannis Varoufakis, on ne peut rien réaliser ; nous devons récupérer notre souveraineté budgétaire et notre contrôle sur la monnaie. Nous nous opposons également aux traités de libre-échange, comme le CETA signé en catimini avec le Canada, qui aliènent notre pays au profit des multinationales.
Ce programme a le mérite d’être clair. En quoi votre expérience d’officier de l’armée française, notamment dans l’Afghanistan des années 2000, a-t-elle nourri votre itinéraire idéologique ?
En Afghanistan, j’ai constaté le contrôle total des États-Unis sur tous les aspects opérationnels d’importance. Nos objectifs de guerre déclarés – apporter la paix et la démocratie, défendre les droits des femmes – se sont révélés pure propagande. Malgré les promesses, rares ont été les écoles ou les hôpitaux construits. La région a été encore plus déstabilisée, le trafic d’héroïne a explosé et dix-sept ans après, les reliquats de Daech et les talibans dominent en Afghanistan. Quelle réussite !
L’immigration économique n’a aucun sens dans un pays avec 6 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres
Je comprends que vous désapprouviez les opérations extérieures armées, mais jusqu’où va votre refus de l’ingérence ?
Nous n’acceptons d’interventions militaires extérieures que multilatérales sous mandat de l’ONU, pour arrêter un massacre de grande échelle, et unilatéralement s’il y a une menace grave des intérêts de la France. Mais, quelle que soit l’intervention, elle doit être menée en ayant un plan politique de sortie de crise, ce qui n’a clairement pas été le cas au Mali, condamnant nos soldats à y rester durablement.
Vos scrupules à piétiner les frontières vous amènent à critiquer l’immigration massive. Cela vous a-t-il attiré des inimitiés à la gauche de la gauche ?
J’ai eu effectivement des divergences avec certains. Les réfugiés de guerre doivent être accueillis dignement selon le respect des conventions internationales dont la France est signataire. Je défends la thèse selon laquelle l’immigration économique, en dehors du fait qu’elle n’a aucun sens dans un pays avec 6 millions de chômeurs et 9 millions de pauvres, est d’abord un drame pour les pays d’origine des immigrés et pour les immigrés eux-mêmes. Le pillage des ressources premières d’un pays, l’imposition d’une dette indigne et insupportable, les traités de libre-échange qui détruisent les économies locales, comme les accords de partenariat économique (APE) avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) sont criminels et produisent la misère dont les migrations ne sont qu’une des conséquences. À cela s’ajoute le pillage des cerveaux. Une étude récente de l’INED montre que les migrants qui arrivent en Occident sont en moyenne nettement plus diplômés que leurs compatriotes restés au pays. On doit donc se battre pour que chacun puisse vivre de son travail dignement dans son pays, pas pour organiser la mobilité générale des travailleurs au service du capital.
Certains de vos camarades apparaissent comme des alliés objectifs du grand patronat dans leur défense d’un immigrationnisme sans contraintes.
Le Medef, le patronat allemand ou la Commission européenne voient d’un bon œil les migrants économiques, car cela leur permet de faire pression sur les salaires dans un contexte de chômage fort. L’UE souhaite d’ailleurs créer un « visa bleu » pour amener plus de diplômés issus des pays en voie de développement. Cette oligarchie organise le chaos à son propre service à travers le dumping social, les fermetures d’usines en France, leur réouverture dans des pays à moindre coût, les travailleurs détachés – directive à laquelle nous nous opposons. À ce titre, ce qui se passe avec l’Ukraine est très grave. L’un des buts de l’accord de libre-échange avec ce pays est d’aggraver le dumping social en Europe : nous parlons d’un pays de 46 millions d’habitants avec un salaire mensuel moyen de 100 euros ! Nous proposons de régulariser tous les sans-papiers sur le sol national afin que tous soient égaux face au travail, mais en même temps nous ferons voter des lois sanctionnant durement les entrepreneurs utilisant des travailleurs clandestins, car c’est là qu’est le véritable « appel d’air ».