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Django, cent ans dans les nuages


Django, cent ans dans les nuages
Django Reinhardt.
Django Reinhardt
Django Reinhardt.

À deux doigts près, la face du monde en aurait été changée… Deux doigts, dont le petit. Et pourtant. Privés de ces deux appendices, il aura tout de même réussi à imposer un style, une technique époustouflante, des phrasés uniques. Alors avec deux doigts en plus… On se prend à rêver… Comment Django aurait-il joué si sa roulotte, en 1928 − il avait à peine 18 ans −, n’avait pris feu, le blessant grièvement à la main gauche, la fameuse, celle qui justement court sur le manche de sa mythique Selmer Maccaferri ? Pris dans les flammes, il en réchappa de justesse, l’annulaire et l’auriculaire recroquevillés pour toujours, l’obligeant, à force de travail et de volonté, à inventer dans les deux ans suivant l’accident un jeu d’accords mineurs fait de barrés et de solos magiques. Il est vrai qu’en planant au dessus de Nuages, en écoutant Tears la larme à l’œil ou en gigotant sur Minor Swing, ce handicap − il détestait le mot − est totalement oublié. La vélocité des deux doigts survivants, le pouce faisant office de rail derrière le manche, fut telle que l’ombre du géant, né il y a cent ans en Wallonie, masque encore la plupart des guitaristes appartenant à ce peuple étonnant, les Manouches, enjoué et chaleureux à l’extrême, indestructible en dépit des nombreuses tentatives de l’éradiquer, surdoué de la guitare, de la mandoline, du banjo, du violon et de l’accordéon, autant d’instruments facilement transportables en roulottes.

Django est plus qu’un guitariste. D’une aisance souveraine, d’un port de tête royal, il est devenu, dès les années 1930, celui que Patrick Williams ( Django, 1991), nomme le « héros » de ceux qui « hors des Etats-Unis, adhèrent au jazz tout en voulant garder ce qui leur vient de leurs racines« , « le seul à avoir épanoui un type d’expressivité qui ne renvoyât pas à celle des musiciens afro-américains ». Cette liberté le fait naviguer de la chanson populaire − incarnée par Jean Sablon − au jazz, en passant par le swing et le bop, pour flirter avec le musette et alterner guitare « sèche » et Selmer électrique à pan coupé, équipée du fameux micro Stimer qui donne à l’instrument l’incomparable son métallique si caractéristique.[access capability= »lire_inedits »]

Le jazz manouche, antidépresseur avant l’heure

Mais c’est la découverte du jazz qui va lui permettre de littéralement exploser sur le devant de la scène. Elle a lieu à Toulon, en 1931, lorsque, pour la première fois, il entend des enregistrements d’Ellington, Armstrong et Joe Venuti. « Il se prend la tête dans les mains et se met à pleurer », écrit Charles Delaunay (Django, mon frère, 1968). Pendant les jours suivant cette révélation, il s’enferme fréquemment dans la chambre d’hôtel du peintre Emile Savitry, propriétaire de ces disques, pour les écouter sans relâche, s’en imprégner et donner à ses compositions une coloration nouvelle qui n’en finit pas de nous ravir et de nous étonner à ce jour, durant les célébrations du centenaire de sa naissance qui rythment 2010.

Django et ses héritiers

C’est un fait : le jazz manouche a le don de communiquer à ceux qui l’écoutent une frénésie facilement reconnaissable aux mains des spectateurs qui battent la mesure dans le vide, à leurs pieds qui cognent la terre au rythme endiablé imposé par le « pompiste » et au sourire béat, presque évangélique, qu’il fait apparaître sur les visages. Cette musique jubilatoire est un art heureux, dénué de tension, de drame. On est loin de la souffrance de Billie Holiday, de la perdition de Charlie Parker. Django, l’antidépresseur avant l’heure. Le renouveau que connaît cette musique depuis une quinzaine d’années n’est donc pas le fait du hasard. Profusion de festivals, publication de livres et de méthodes de guitare manouche, nombreux enregistrements et apparition de nouveaux prodiges, dont le dernier en date, le jeune Swan, 12 ans, fascine déjà les connaisseurs entassés dans les bars de la porte de Clignancourt les dimanches de pluie et de ciel bleu. Les héritiers sont désormais légion et font revivre cet art avec brio.

Ce fut le cas durant la fête manouche du Châtelet, en mars ; il en va ainsi tous les dimanches à la Chope des Puces, et cela s’est poursuivi fin juin à Samois-sur-Seine, le village où Django se relaxait en pêchant à la ligne, en jouant au billard ou en faisant des bœufs avec ses frères manouches Chez Fernand, l’auberge plantée au bord de la rivière. C’est là que se retrouvent régulièrement les Biréli, Boulou, Elios, Stochelo, Sammy, et autres Tchavolo, Dorado, Angelo et même ce Breton de Romane − vive la Bretagne ! − et son fils Richard, au cœur de lion − vive les Bretons !

Alors, voir quelques-uns de ces guitaristes, nantis de tous leurs doigts et réunis pour cette grand-messe du jazz sur les bords de Seine, nous a un peu donné le sentiment d’approcher Dieu, le petit nom de Django, qui préféra aller faire guincher les anges en 1953, à seulement 43 ans, pour cause de banal coup de chaleur sur son crâne légèrement dégarni.

Parmi les disciples présents à Samois, la Sainte Trinité : le Trio Rosenberg… Rien à voir avec un dentiste, un médecin ou un avocat de vos connaissances, mais plutôt trois virtuoses : Nonnie, contrebassiste foudroyant, Nous’che, guitariste rythmique hors du commun, véritable derviche de la « pompe », le fameux battement syncopé sur lequel s’appuient les envolées du soliste, en l’occurrence Stochelo Rosenberg dont la vélocité et l’imagination l’assurent déjà d’une place de choix au Panthéon du jazz. Et comme ces trois oiseaux rares avaient décidé de s’allouer à Samois les services d’un phénomène, probablement le plus prestigieux gardien du Temple, Biréli Lagrène, les spectateurs ébahis ont eu le sentiment d’être les témoins de la résurrection du Maître. Ou presque.

« Djangologists » : la postérité a surpassé le maître

Car, ne l’oublions pas, il est sacrilège de montrer de façon trop ostentatoire que Dieu a été dépassé. Même si, techniquement, cela s’avère vrai. Stochelo et Biréli, vingt doigts à eux deux, en sont la vivante illustration. La rapidité d’exécution est affolante, la précision des plaquages d’accords diabolique, l’harmonie extra-terrestre. Pour preuve : la dernière livraison de ces musiciens de génie réunis sur Djangologists, un hommage appuyé à Django où se mêlent ses compositions et d’autres en forme de révérences, notamment le sublime In A Sentimental Mood d’Ellington, le non moins brillant Moonglow de Will Hudson et Irving Mills et le Clair de Lune de Joseph Kosma. Et à écouter les œuvres de Django revisitées par les quatre surdoués, Vendredi 13, Pêche à la mouche et le décoiffant Webster, on en ressort avec le sentiment que tout à été dit à propos du roi du « chorus », cet espace-temps à l’intérieur duquel Django apprit à prendre ses aises, à laisser voguer son imagination et à décoller dans des improvisations uniques dès lors que le thème central était exposé. Certes, les impros de Biréli et de Stochelo sont à couper le souffle. La quantité de notes que ces deux-la sont capables de concentrer en trois minutes d’improvisation est proprement hallucinante.

Et pourtant, ces disciples cultivent ce talent unique : conserver une part de silence. Ce silence serein, imposé par la communauté manouche, celui qui empêche de tout connaître de Django et maintient un voile protecteur autour du grand romanichel. Grâce à eux, le mystère de Django et sa guitare ont encore de longues années à vivre.[/access]

Juillet/Août 2010 · N° 25 26

Article extrait du Magazine Causeur



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Patrick Anidjar, journaliste et écrivain, a travaillé en Europe, au Proche-Orient et aux Etats-Unis pour une agence de presse internationale. Il a collaboré à de nombreux médias français, européens et canadiens. Il est l’auteur d’un livre paru en 2008 aux éditions du Seuil, <em>La Bombe Iranienne, Israël Face à la Menace Nucléaire.</em>

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