Les adorateurs du progressisme radical ont décrété que le monde d’hier, réel ou fictif, devait être nettoyé à grands seaux d’eau de javel après avoir été jugé systématiquement raciste, misogyne, homophobe, grossophobe, etc. Parmi eux, James Prichard, l’arrière-petit-fils d’Agatha Christie, a demandé que soit changé le titre d’un des plus connus des romans de son arrière-grand-mère, Dix petits nègres, lequel s’intitule maintenant Ils étaient dix. À l’intérieur de l’ouvrage, le mot « nègre » est remplacé par le mot « soldat ».
Agatha Christie n’aurait pas aimé que quelqu’un soit blessé par l’un de ses écrits
James Prichard sait apparemment tout des sentiments de son aïeule : « Agatha Christie n’aurait pas aimé que quelqu’un soit blessé par l’un de ses écrits. » Il craint que l’ancien titre « détourne l’attention de son travail », et ne semble pas savoir que ce « travail » a été apprécié à sa juste valeur jusqu’à présent, à preuve les plus de cent millions d’exemplaires vendus. Plus malin qu’il n’y paraît, il est possible que James Prichard ait compris qu’un changement de titre dans l’air du temps et le ramdam publicitaire autour de cette décision, allaient favoriser un nouvel engouement et une nouvelle envolée des ventes, ce qui n’est pas sans conséquences sonnantes et trébuchantes : la famille détient 36 % de l’Agatha Christie Limited, propriétaire de tous les droits autour de l’œuvre de la romancière. Il est également envisageable que James Prichard, élevé dans le culte des niaiseries rééducatrices, soit totalement sincère lorsqu’il affirme avec des trémolos dans la voix : « Nous ne devons plus utiliser des termes qui risquent de blesser, voilà le comportement à adopter en 2020. »
Dans tous les cas, Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à Londres – et co-signataire d’une tribune parue dans le Monde en 2017 pour défendre la porte-parole du Parti des Indigènes, Houria Bouteldja – a immédiatement compris la ruse des contradicteurs : si ces derniers s’offusquent de ce changement de titre, ce n’est pas au nom d’une œuvre littéraire inscrite dans son temps, mais parce qu’ils sont racistes ! Un tweet écrit en écriture dite inclusive, dont on aurait pu dire en un autre temps qu’il est écrit en « petit nègre », nous le dit tout de go : « Comment faire quand on n’aime ni les Arabes, ni les Noir-es, ni les Juif-ves, mais qu’on redoute de passer pour un raciste ? Simple : vous créez une controverse pseudo-philosophique ou pseudo-littéraire, et défendez la laïcité, l’œuvre de Céline ou d’Agatha Christie! » Remarquons d’abord que le mélange des genres n’effraie pas le professeur : la laïcité, Céline et Christie sont secoués dans le même shaker idéologique et servis glacés. Notons ensuite que le raciste actuel est particulièrement retors et patient : il attend, tapi dans l’ombre, qu’une œuvre littéraire soit rebaptisée pour créer la controverse, montrer les dents, et décharger enfin sa bile raciste. Futé !
Il y a encore des titres à modifier
Dans un autre tweet, le même Philippe Marlière, très au fait des thèses autour de la « fragilité blanche » ou de celles des mesdames Diallo ou Vergès autour d’un racisme systémique incompréhensible pour qui n’a pas la couleur de peau idoine c’est-à-dire non-blanche, rappelle que « comme pour l’islamophobie ou l’antisémitisme, la controverse à propos du livre d’Agatha Christie montre que ce sont les personnes les moins concernées par les actes négrophobes et racistes qui entendent imposer ce qui est tolérable/licite ou pas. » Nous ne croyons pas qu’il y ait beaucoup de Français, noirs ou blancs, qui se soient vraiment intéressés à cette « controverse » qui n’existait pas dans notre pays avant que quelques illuminés habitués des concepts américains de Cancel culture n’y trouvent un nouveau grain à moudre pour dénoncer un racisme imaginaire. Les Noirs qui ont lu le polar en question ont immédiatement compris qu’il n’y était dispensé aucun racisme ; c’est les prendre pour des idiots que de faire croire l’inverse. Quant aux personnes qui ont tenté d’imposer ce qui est tolérable/licite ou pas, selon Philippe Marlière, nous ne savons ni qui ils sont, ni de quelle manière ils ont imposé quoi que ce soit, contrairement à ceux qui ont véritablement imposé le changement de titre du roman Dix petits nègres, selon ce qu’ils jugent, eux, tolérables et licites. Ceux-là, oui, nous savons qui ils sont, nous connaissons leurs noms, nous avons une liste complète à laquelle nous ajoutons le nom de monsieur Marlière !
Imaginons maintenant quelques révisions à venir et, comme pour le roman d’Agatha Christie, remplaçons le mot « nègre » par le mot « soldat » : Soldat je suis, soldat je resterai, un livre d’entretiens d’Aimé Césaire. Tête de soldat, un livre de Daniel Picouly. Un monde en soldat et blanc, un essai historique d’Aurélia Michel. Les Soldats, une pièce de théâtre de Jean Genet, dans laquelle l’auteur, voulant souligner la différence qui sépare, socialement et culturellement, le Soldat du Noir, fait dire idiotement à un de ses personnages : « Mon dieu qu’il fait noir. Comme dit quelque fois, en termes galants, notre garde-champêtre : il y fait noir comme dans le trou du cul d’un soldat. – Oh ! pardon, d’un Noir. Il faut être poli. » – Quartier soldat, une nouvelle de Simenon. Le vieux soldat et la médaille, un roman de l’écrivain camerounais Ferdinand Oyono. L’amour soldat de Jean-Michel Olivier (Prix interallié 2010). Le soldat du Narcisse de Joseph Conrad, etc.
Il faudra bien que cela finisse ainsi, et que la France cesse de se croire au-dessus des arts remodelés, revisités, révisés, nettoyés à la façon anglo-saxonne qui devient la façon de tout le monde. Rokhaya Diallo, toujours à la pointe des combats qui culpabilisent la France, le confirme: « La France est seule au monde dans sa pseudo résistance. Cultivez-vous un minimum avant de vous insurger bêtement. » Ici, se cultiver ne veut pas dire lire les livres tels qu’ils ont été écrits mais accepter de lire les livres lavés, toilettés, purifiés, javellisés, désinfectés au gros savon antiraciste, à la brosse de crin LGBTiste, au shampoing décapant dégenré. Si on voulait pousser le paradoxe un peu loin, on dirait que tous ces purificateurs veulent voir advenir, au bout du compte, un monde plus blanc que blanc.