La dissuasion nucléaire, clé de voûte de la Ve République


La dissuasion nucléaire, clé de voûte de la Ve République

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Gil Mihaely : Selon Le Point, la Revue de Défense nationale (RDN) aurait censuré une interview avec le général de l’armée de l’air  Bernard Norlain car ce dernier y critiquait  sévèrement la stratégie française de dissuasion nucléaire.  C’est un peu curieux sachant que la position du général en faveur d’un désarmement est bien connue qu’il présidait cette même revue il y  a encore quelques années… Que s’est-il passé vraiment?

Bruno Tertrais : C’est une tempête dans un verre d’eau. Les stagiaires de l’Ecole de guerre ont cru bon d’aller interviewer le général Norlain pour un numéro spécial de la revue ayant pour thème « Penser autrement ». Mais la rédaction a préféré garder cet entretien pour le numéro suivant consacré justement… à la dissuasion nucléaire. Norlain hurle à la censure, ce qui est quand même un peu fort de café. En fait, cela arrange bien les partisans du désarmement de parler de censure. Ça leur permet de se poser en victimes d’une « pensée unique »…

Existe-il un débat français sur la dissuasion nucléaire ?

Il y a un vrai consensus sur la question. Depuis De Gaulle, tous les présidents ont pleinement endossé cette responsabilité suprême. Tous les partis de gouvernement et la majorité de l’opinion sont partisans du maintien de la dissuasion – avec une exception pour les Verts, mais sans qu’ils en fassent un combat prioritaire, car ils savent que le désarmement n’est pas populaire dans l’opinion.

Ce sujet fait moins débat qu’au cours de la Guerre froide : les menaces se sont diversifiées et le risque de conflit nucléaire généralisé est – et c’est heureux – moins important ou moins immédiat… Voilà pourquoi le débat est assez pauvre. Mais il y a tout de même régulièrement des colloques publics et des tribunes allant à l’encontre de la pensée dominante en France sur ce sujet. Et depuis la crise de 2008, les voix qui s’interrogent sur le poids de la dissuasion dans le budget de la défense ont davantage d’écho que par le passé.

Ce que l’on peut regretter, c’est que le sujet soit peu débattu au Parlement ; il l’est en commission mais quasiment jamais en séance plénière. Là, il y a un peu d’autocensure… Et parfois même – c’est arrivé au début des années 2000 – le pouvoir exécutif cherche carrément à décourager le débat au sein de la représentation nationale. Ce qui est tout de même anormal !

Les tensions croissantes avec la Russie – certains parlent même d’un retour à la Guerre froide – changent-elles quelque chose aux positions des uns et des autres ?  

Pas vraiment, parce que le consensus est solide. Disons que le contexte international actuel rend encore moins audible les voix des partisans du désarmement…

Le débat purement stratégique ne cache t-il pas un autre, politique ? Dès qu’on parle du général Norlain, on évoque la fameuse tribune appelant au désarmement nucléaire qu’il a signé dans les colonnes du Monde en 2009 avec Michel Rocard et Alain Juppé ?  Les luttes intestines  à droite jouent-t-elles un rôle dans cette affaire ?

 Il n’y a pas de vrai débat politique. Ce qui est frappant c’est qu’en France tout homme d’Etat prétendant à de hautes responsabilités se doit d’endosser publiquement la dissuasion nucléaire. Cela fait partie en quelque sorte de notre ADN politique. Hollande était sincère lorsqu’il avait écrit un article dans Le Nouvel Observateur, en décembre 2011, pour dire qu’il maintiendrait la dissuasion. Mais le faire aussi clairement lui permettait de parer à tout procès de la part de ses opposants. Car à l’époque, l’idée d’une coalition avec les écologistes était prise pour cible par le camp d’en face, qui était tenté de présenter le candidat socialiste comme un futur liquidateur de l’héritage de la 5ème République.

Un cas intéressant est celui d’Hervé Morin. Il est partisan du désarmement, mais il ne pouvait pas le dire lorsqu’il était ministre de la défense. Mais aujourd’hui, il ne fait que proposer la réduction du budget nucléaire et l’ouverture d’un débat, au lieu d’être pleinement fidèle à ses convictions et de sauter le pas en proposant carrément l’abandon de l’arme nucléaire. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il pense que cela affaiblirait sa crédibilité d’homme d’Etat…

Alain Juppé est un cas différent. Il avait effectivement cosigné en 2009, avec les autres personnalités que vous mentionnez, un article retentissant proposant d’aller, prudemment et par étapes, vers « l’abolition » de l’arme nucléaire. Mais je pense que c’était bien davantage par sympathie pour la démarche de Barack Obama que par conviction antinucléaire. Rappelez vous en effet qu’à l’époque le président américain venait de proposer une telle démarche dans son fameux « discours de Prague ». Constatant qu’on avait un peu exagéré la portée de cet article, Juppé avait ensuite fait du rétropédalage. Mais à l’époque, il n’avait pas encore d’ambitions présidentielles déclarées. Je ne doute pas de sa sincérité.

L’arme nucléaire avec la « valise » et le « bouton » est devenue un attribut majeur de la Cinquième république. Ces derniers mois nous avons vu Sarkozy et Valls évoquer le contrôle de l’arme atomique pour disqualifier  disqualifier un opposant. L’arme nucléaire est-elle l’une des clés de voûte du régime actuel ? Peut-on imaginer une démocratie parlementaire à la Quatrième République dotée d’une telle arme ?   

La IVe République ne serait pas allée aussi loin. On aurait fait un essai nucléaire, et puis c’est tout. Un peu comme l’Inde en 1974. Jean Lacouture disait : « Le feu nucléaire est consubstantiel au gaullisme d’Etat. » Qui sait que la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct a été en partie enfantée par le nouveau statut nucléaire de la France ? Notre conception moderne de l’indépendance est intimement liée au nucléaire, militaire et civil. C’est peut-être pour cela que la dissuasion est quasi-sacralisée. On retrouve des métaphores religieuses dans le débat. On avait parlé de « conversion » à propos de Mitterrand. À l’inverse, celui qui s’éloigne du consensus est volontiers traité « d’hérétique ». J’ai moi-même été qualifié de « pape de la doctrine nucléaire française »…

Le pouvoir symbolique de la maîtrise du feu nucléaire transparaît en effet dans notre débat politique. C’est Sarkozy se moquant de l’agitation de Manuel Valls en disant qu’il est heureux que « le bouton nucléaire, ce soit dans le bureau d’à côté », celui de Hollande. C’est le Premier ministre, à son tour, cherchant à faire peur aux Français en présentant la perspective d’une Marine Le Pen avec le doigt sur le bouton nucléaire…

Quel est le coût du dispositif actuel ? Est-ce que les capacités françaises dan ce domaine rapporte économiquement parlant à la richesse nationale (en termes de recherches et développement, infrastructures scientifiques et industrielles, brevets et autres  retombés) ?

C’est environ trois milliards d’euros  par an, soit – selon les années – entre 10 et 15% du budget de la défense, et entre 20 et 25% du budget d’équipement des armées. Ce qui est assez peu en part de la richesse nationale (0.15% du PIB). Michel Debré disait que la dissuasion « coûte moins cher que les produits de beauté ». J’ai vérifié, c’est encore vrai ! Et effectivement, cela « rapporte » aussi dans d’autres domaines. Celui de la défense classique d’abord : la dissuasion a tiré vers le haut les technologies et les capacités françaises, notamment aériennes et maritimes. Celui de la recherche civile ensuite : le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) est un pôle d’excellence scientifique, et la Direction des applications militaires transfère la majeure partie de ses crédits à l’industrie. Dans les années 1960, le programme de missiles balistiques a donné naissance à l’industrie spatiale. Aujourd’hui, les lasers et les calculateurs du CEA sont en grande partie disponibles pour la recherche civile.

Le 8 juin, vous consacrerez tout  un colloque à la question nucléaire. Quels seront les sujets abordés?

En organisant un grand colloque public le 8 juin à la Maison de la chimie, à Paris, j’ai souhaité montrer que l’on pouvait débattre de la dissuasion nucléaire française sans exclusive et en faisant intervenir les voix les plus diverses. Nous aurons donc des partisans et des adversaires de la dissuasion, mais surtout nous voulons aborder des thèmes précis et ne pas nous limiter aux généralités idéologiques. Je suis un partisan du maintien de la dissuasion, mais j’estime que le consensus ne peut exister que s’il y a débat.

*Photo : Raoul Luoar.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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