Dans Disputes au sommet, son dernier livre, Kadaré revient sur la brève conversation téléphonique entre Staline et Pasternak, un soir de 1934
L’œuvre d’Ismaïl Kadaré est, pour des raisons géographiques, toute tournée vers la critique intransigeante du totalitarisme. Le destin l’a fait naître en Albanie en 1936 où le joug soviétique sera particulièrement sévère après-guerre, sous l’autorité implacable de son dirigeant Enver Hoxha. Les romans de Kadaré, depuis Le Général de l’armée morte en 1963, sont une dénonciation, le plus souvent sous forme d’allégories, de cette violence politique qui lamine les esprits et les corps.
Un coup de fil à suspens
Dans Disputes au sommet, son nouveau livre, mi-roman, mi-essai, paru aux éditions Fayard, Kadaré revient sur un événement de l’ère soviétique à première vue mineur, mais qui eut en réalité beaucoup d’importance dans l’histoire, et pas seulement l’histoire littéraire. Il s’agit du coup de téléphone que Staline donna, un soir de 1934, à l’écrivain Boris Pasternak. Le contexte lui-même est assez dramatique, en plus du climat de terreur quotidienne qui régnait alors. En effet, le grand poète Ossip Mandelstam venait d’être arrêté, après avoir osé écrire un poème satirique contre Staline, « Le Montagnard du Kremlin ». Le coup de fil tourne autour de Mandelstam et ne dure pas plus de trois minutes, Staline raccrochant brutalement au nez de Pasternak.
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Il existe treize versions différentes de cette brève conversation téléphonique. Kadaré les reproduit toutes, et les commente minutieusement. La teneur de l’échange, malgré tout, peut être appréhendée dans ses grandes lignes. L’appel de Staline, d’abord, surprend Pasternak, qui ne sait pas trop quoi dire. Staline aurait commencé par annoncer quelque chose comme : « Il y a peu de temps a été arrêté le poète Mandelstam. Que pouvez-vous en dire, camarade Pasternak ? » Au lieu de prendre la défense de son confrère et plus ou moins ami, Pasternak se laisse aller à la peur et, selon la première version, répond avec hésitation : « Je le connais peu. C’est un acméiste, tandis que j’appartiens à un autre courant. Je ne peux donc rien dire sur Mandelstam. » Staline, alors, aurait immédiatement perçu que Pasternak essayait de se défausser. Il décide donc de conclure l’entretien ainsi : « Et moi, je peux vous dire que vous êtes un très mauvais camarade, camarade Pasternak. » Fin de l’échange.
L’impuissance de Pasternak
Les autres versions apportent peu d’éléments, seulement des nuances qui inspirent néanmoins à Kadaré de subtiles et passionnantes réflexions. Indiscutablement, tout tourne ici autour de Mandelstam. D’abord parce qu’il mourra un peu plus tard en déportation. Et surtout parce qu’il était un immense poète, et déjà reconnu comme tel à ce moment-là. Aujourd’hui, on considère volontiers Mandelstam comme l’un des meilleurs, sinon le meilleur. C’était par exemple le cas de Paul Celan, qui a dédié son recueil La Rose de personne « à la mémoire d’Ossip Mandelstam », lui consacrant même spécialement deux vers d’un poème de ce volume : « j’ai entendu, finitude, ton chant, / et je t’ai vu, Mandelstam ».
Une ambiance shakespearienne
Tout ceci pour dire que l’enjeu du dialogue entre Staline et Pasternak, ce soir-là, dépassait ce dernier, futur prix Nobel, et sans doute aussi Staline lui-même. Kadaré se demande d’ailleurs avec perspicacité ce que chacun des deux intervenants pouvait retirer de cet échange qui tourne court.
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Et en particulier, Pasternak : « Une curiosité un peu plus précise, écrit Kadaré, aurait pu consister à tenter de comprendre si l’envie contre l’ex-ami avait fini par susciter la complaisance vis-à-vis du tyran ou si cette dernière en était indépendante. » Un mot revient souvent sous la plume de Kadaré, l’adjectif « retors », et il illustre bien cette affaire. C’est encore plus tangible quand on s’interroge sur l’attitude de Staline : « Une entente inavouée, estime Kadaré, tentait de prendre forme entre le tyran et l’écrivain. C’était une fascination mauvaise qui, pour s’afficher, attendait le moment où ce dernier, sans même s’en rendre compte, aurait été intérieurement brisé. »
Pour évoquer ce climat « retors » qui règne alors en URSS, et singulièrement au Kremlin (c’est de là que Staline téléphone à Pasternak), Kadaré évoque Shakespeare, en particulier Hamlet, que Pasternak essayait de traduire depuis des années, ou Richard III, pour son atmosphère morbide. Perdues dans cette tragédie, les pauvres paroles de Boris Pasternak ne sont pas assez fortes, assez convaincantes, loin de là, pour sauver son « ami » Mandelstam. On imagine la culpabilité ressentie par l’écrivain, ses terribles remords. Voilà ce que nous dit, sans vouloir conclure ou accuser, entre mille choses, ce très beau texte de Kadaré, qui, à condition d’en connaître un peu l’arrière-plan, vous hantera longtemps.
Ismail Kadaré, Disputes au sommet. Collection« Investigations ». Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami. Éd. Fayard.
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