Disparition de Philippe Tesson à l’âge de 94 ans, seigneur de la presse écrite et héros malheureux du Quotidien de Paris
Qu’est-ce qu’il aura pu nous agacer, nous irriter, nous épuiser parfois intellectuellement par ses volte-face, et nous charmer aussi, par sa culture théâtrale et son aplomb florentin !
Philippe Tesson pouvait parler de tout et de rien, d’une pièce vue la veille, d’une réforme législative indispensable, d’un remaniement imminent, d’un livre dévoré dans la nuit ou d’une combinazione comme la Vème République en a le secret.
Total respect !
Ce virtuose de la prose était fait de paradoxes. A la fois usant – abusant même – de sa liberté de parole, et homme de réseaux. Anar de droite au cœur du pouvoir économique, et libéral pur sucre au milieu des poètes. Grande gueule médiatique aussi secret qu’un moine trappiste, et ami des écrivains fasciné par l’art dramatique. Une vie entièrement dédiée à l’écrit et à l’écho des mots, à la titraille et à la chronique souveraine, ça se respecte, ça se commémore.
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Certains dimanches pourtant, à « L’Heure de Vérité », nous le trouvâmes successivement anti-communiste primaire, européiste convaincu, capitaliste en herbe, nous sautions sur notre canapé devant son aisance à commenter, à tancer les invités, à parader en public, tout en laissant percer dans le regard, furtivement, une tendresse écorchée qui nous le rendait plus proche, plus humain. Quelque chose de flamboyant et de malhabile dans l’expression, la marque, peut-être, des grands condottieres des salles de rédaction à la crinière blanche et au débit chantant. Ses emportements n’étaient pas feints, ses dégoûts étaient très sûrs. On ne rencontre pas si souvent dans une carrière, des patrons de presse, aussi charismatiques et énergiques, aussi possédés par l’actualité et attirés par l’exil intérieur.
Un cumulard à l’aise partout
Il aura incarné une élite issue de l’après-guerre qui tend à disparaître, celles des fauves du journalisme qui avaient fait des quotidiens, de la télévision ou de la radio, leur pré-carré, leur appartement-témoin, leur lit douillet. Ces cumulards étaient partout chez eux, à l’aise dans nos intérieurs ou à la table des puissants. Nous ne connaîtrons bientôt plus cette race de seigneurs qui créait des journaux « papier » comme on escalade le K2, avec gourmandise et innocence, dans l’angoisse des bilans comptables et la joie gamine de réunir dans un même lieu, des opinions divergentes ; qui aimait le combat des idées et l’odeur des rotatives, le bordel ambiant et les joutes oratoires ; qui éditorialisait notre quotidien, se trompant souvent avec une classe folle.
La presse d’opinion lui doit beaucoup
Tesson était animé par la fougue de l’amoureux éperdu et se cachait derrière un tempérament princier qui nous intimidait. Il en imposait, son nom valait sauf-conduit. Il n’était pas un gestionnaire, plutôt un activateur de débats. L’épisode du « Quotidien de Paris » lancé en 1974 fut remarquable à plus d’un titre. Autour de lui, s’étaient agrégées les plus fines gâchettes du milieu, d’une époque, d’une génération. Tous mes confrères, et surtout les plus blasés d’entre eux par une profession mal payée et encore plus mal considérée, ne peuvent rester insensibles à l’aventure d’un nouveau quotidien ou d’un magazine. C’est l’essence de notre métier, le miracle d’une naissance. L’accouchement, chaque matin, dans les kiosques, de quelques pages imprimées est une merveille qui m’émeut encore. Et, quand vous tenez entre vos mains ce premier numéro qui a demandé tant d’efforts techniques et littéraires, vous êtes un homme enfin heureux.
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Avec Tesson, le journalisme avait une gueule de cinéma, il rendait à ce métier, son lustre aristocratique. Il fut, à l’origine, de nombreuses vocations. Car, ce n’est pas l’information bête et méchante qui nous guide, la soif de vérité et toute cette catéchèse idiote, c’est le plaisir de peaufiner un papier, de le polir, d’en faire un objet rond, symphonique à l’oreille et parfaitement équilibré. Tesson nous poussait vers cette excellence-là et n’érigeait pas l’objectivité, l’arme des faibles d’esprit, comme un totem. La presse d’opinion lui doit beaucoup. À mes débuts, au milieu des années 1990, nous avions deux modèles d’expression écrite, le « nouveau journalisme » à l’américaine de Gay Talese qui ne se sépare toujours pas de son Fedora à plus de 80 ans, qui conspuait l’utilisation du magnétophone dans les interviews, le considérant comme un tue-l’amour et dont les portraits-reportages de Sinatra, de Joe DiMaggio ou Peter O’Toole nous apprenaient à mieux écrire et, chez nous, à Paris, les billets de Philippe Tesson, qui, en deux ou trois feuillets fouettaient l’actualité et notre sang.
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