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L’effroi lui allait si bien

Le théâtre et le cinéma français perdent un acteur de légende


L’effroi lui allait si bien
Le comédien Michel Bouquet photographié en 1989 © MATTON YANN/SIPA

Michel Bouquet, monstre du théâtre et figure glaçante du cinéma, vient de nous quitter à l’âge de 96 ans


Ce matin, les salauds sont tristes d’apprendre sa disparition. Tous les sales types réunis, affairistes véreux, notables libidineux et policiers équivoques, n’auront plus Michel Bouquet pour transposer à l’écran, leur incommensurable malfaisance.

Fausse douceur

Son classicisme poisseux va terriblement nous manquer. Bouquet était brutal par son économie de gestes et son absence d’affect. Il ne cherchait pas l’adoration du public d’où son incroyable efficacité. Sa voix monocorde qui ne laissait présager rien de bon hantera longtemps les spectateurs terrifiés. Dès ce soir, nous reverrons ses films avec la peur au ventre. Un délicieux trouble s’emparera de nous au cœur d’une nuit de printemps. Il s’accordera aux peurs du moment et nous ne pourrons refreiner son mouvement. Tant de fausse douceur et de calme ombrageux, le tout dans une enveloppe anodine, costume gris et cravate sombre, appelaient forcément au drame intime. La catastrophe était en marche. Il en était le messager discret et décidé. L’onde maléfique que propageait cet immense comédien était un régal pour toutes les vermines. Elles avaient enfin trouvé un acteur capable de supporter leur charge mentale et les alléger de tant de souffrances psychologiques. Le mal n’aura plus jamais la figure glaçante et captivante de ce génial interprète, tout en réduction et en concentration, tout en méchanceté contenue et en agressivité suave.

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Bouquet désarticulait la moindre farce populaire ou thriller cafardeux des années 70/80 par la distance qu’il imposait aux spectateurs. En ce temps-là, les acteurs savaient se tenir. On ne copinait pas. On ne selfiait pas. On ne jargonnait pas dans les interviews. On ne pleurnichait pas sur l’état du monde. On n’écumait pas, non plus, les plateaux télé pour cachetonner un bien maigre talent. La rareté était le signe des honnêtes hommes qui ont forgé leur caractère et leur jeu, à la lecture des grands textes. Shakespeare, Beckett ou Pinter nourrissaient chaque artiste en devenir. Face aux géants, Bouquet eut toujours l’intelligence de l’humilité faisant le pari du travail. Remettant inlassablement sur le métier cet art si fugace et volatil, si souvent fuyant, de la transposition réussie. Il ne fanfaronnait pas. Artisan implacable de la diction, il polissait son jeu à l’ombre des verbeux. Avec de tels compagnons de route, les galères professionnelles et les petites humiliations du quotidien ne pesaient pas lourd.

Le sondeur de nos mauvaises pensées

Eh oui, je le conçois aisément, ça paraît invraisemblable à notre époque où un animateur télé peut monter sur scène ou une star des réseaux sociaux enchaîner les tournages. Bouquet appartenait à cette race des seigneurs des planches, il s’inscrivait dans un long processus créatif débuté à la fin de la guerre. Imperceptiblement, sans vociférer, sans même pointer un flingue sur notre tempe, Bouquet prenait le pouvoir sur le public. Nous n’en menions pas large. Désormais, nous rirons des méchants de fiction, nous nous moquerons de leurs balafres démesurément outrageantes et de leur violence tapageuse. Les rouleurs de mécanique font de piètres assassins. La violence, la vraie, crédible et larvée, authentiquement cruelle et démoniaque, implique un sang-froid non dénué d’une pointe d’humour noir. Quel délice de (re)voir Michel Bouquet sonder nos mauvaises pensées, avec ce visage impassible d’enfant de chœur, glabre et rougissant d’audace.

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C’est bien simple, un notaire malveillant ou un flic ripou qui ne ressembleraient pas à Bouquet, je n’y croirais pas un instant. Il en fallait de la maîtrise pour bousculer la ménagère dans son living-room. Vous auriez mis Michel Bouquet en imperméable croisé dans une manifestation, je peux vous assurer que pas un cocktail molotov n’aurait volé et qu’on aurait entendu les CRS siffloter la Marseillaise. Avec lui, notre sécurité était garantie. Et comment oublier Pierre Rambal-Cochet, père aussi possessif que maladroit, corrosif et malheureux, dans « Le Jouet » de Francis Veber en 1976. « Je vous prie de m’excuser pour cette intrusion » lance-t-il à un Daniel Ceccaldi attablé en famille et quelque peu désarçonné. « Combien cette maison ? 3 millions si vous partez tout de suite » insiste-t-il, avec ce flegme nocif qui rendait la vie moins fade et moins bêtement niaise.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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