A La Sorbonne, le chef de l’Etat a présenté sa nouvelle feuille de route européenne, en dramatisant les enjeux. Selon lui, «nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd’hui, est mortelle. Elle peut mourir et cela dépend uniquement de nos choix, mais ces choix sont à faire maintenant». Il a appelé à une réorientation profonde des paradigmes européens, mais force est de constater que même revisité, tout ce qui faisait la doxa européenne reste. Analyse.
Sept ans après le célèbre discours de la Sorbonne de 2017, Emmanuel Macron a délivré sa nouvelle feuille de route pour l’Europe, ce jeudi 25 avril 2024. Une heure quarante-cinq minutes d’intervention dense et multiforme1. Saluons la constance du propos. Le président avait déjà formulé à l’époque son concept d’Europe puissance et souveraine, avant tout le monde. Aujourd’hui, nous y sommes : sous l’impulsion explicite ou subliminale de la France, et avec bien sûr l’appui de nos petits camarades européens, la physionomie de l’Europe a changé et rejoint l’image idéale projetée en 2017 par notre visionnaire de président. Puissance, prospérité et humanisme.
« Notre Europe est aujourd’hui mortelle »
L’intervention de 2024 prend une dimension assez différente de celle de 2017 (un septennat…), après la période sanitaire de 2020/2021, la guerre aux portes de l’Union européenne et les reconfigurations géostratégiques mondiales Asie/États-Unis/Russie/Sud global. L’Europe est désormais « en danger ». Les grands agrégats macroéconomiques (production, commerce mondial, technologies, innovation, productivité, dette,…) sont en berne. En trente ans, le PIB américain a progressé de 60% contre seulement 30% pour l’Europe. Une civilisation peut disparaître : « Notre Europe est aujourd’hui mortelle ». Thème zemmourien par excellence. La campagne de la liste Renaissance pour les élections européennes est à la peine. L’intervention du président est bienvenue pour tenter de remonter la pente.
Réorientation profonde des paradigmes européens
Le président prend donc le temps de rappeler les faits d’armes de l’Union européenne ces dernières années : la lutte contre la pandémie, la mobilisation pour l’Ukraine, les renégociations de traités bilatéraux commerciaux (les « clauses miroir », grande invention terminologique porteuse de sens), la réindustrialisation, la décarbonation. Le moment « hamiltonien » européen, qui rappelle la période où les jeunes États-Unis d’Amérique ont accepté un endettement fédéral à la fin du XVIIIème siècle et ont, de fait, scellé le caractère fédéral des États-Unis. Il est vrai que l’Union européenne a accepté pour la première fois en 2020/2021 de s’endetter à son niveau, marquant ainsi l’entrée dans un mouvement l’éloignant de l’Europe des Nations du Traité de Rome de 1957, au profit d’une approche fédérale. Sans le claironner comme il se doit, les populations n’y étant pas favorables. Surtout si on leur avait explicitement posé la question. Le président coche toutes les cases. Humble, il reconnaît d’emblée que tout n’est pas parfait. L’Europe est néanmoins sur la bonne voie. Finies, les contraintes bureaucratiques. Simplifions. En filigrane, finies les surtranspositions. L’énergie ? Concilions le nucléaire et les énergies renouvelables, l’Europe a besoin des deux.
L’agriculture : enterrées les mauvaises manières du Pacte vert, dont on conserve néanmoins les grandes lignes. Place à une Europe qui comprend, aime et aide ses agriculteurs. Le grand ordonnateur français du « Green deal » européen, Pascal Canfin, écologiste ayant rejoint le bateau Renaissance, rase aujourd’hui les murs et ne sait toujours pas s’il sera en position éligible sur la liste Renaissance…
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Maîtrisons notre avenir numérique et mettons sous tutelle les GAFA. Thierry Breton, commissaire européen en charge du marché intérieur, était au premier rang de la conférence du jour. Le président serait-il en passe de le soutenir pour la future présidence de la Commission européenne, après avoir soutenu, contre vents et marées, la très autoritaire et controversée Ursula von der Leyen, qui a du reste depuis mis – beaucoup – d’eau dans son vin du Rhin ?
Le président aime dramatiser. La force du bon théâtre. Il en est un zélateur compulsif. C’est certainement une des raisons pour lesquelles les Français ne le détestent pas complètement. Le goût de l’unité de lieu, de temps et d’action. Le président convoque les périls que connaissent les vieilles nations européennes. Il fait de l’Union la vraie chance, pour les peuples européens, de ne pas inéluctablement décliner. Le fédéralisme, vous dis-je ! Il reste en fait en filigrane, car le concept n’a pas bonne presse.
Puissance, prospérité et humanisme
Que faut-il retenir ? Tout ce qui faisait la doxa européenne – libre circulation des personnes, des biens et des capitaux, ouverture des frontières, refus du protectionnisme, politique de concurrence centrée sur les consommateurs au détriment d’une politique industrielle proprement européenne, vision hégémonique et interprétative des droits de l’homme – est revisité. Croix de bois, croix de fer, nous Européens sommes d’abord souverains, protégeons nos entreprises et nos citoyens du monde extérieur, sécurisons et débureaucratisons. Nous préparons une vraie Europe puissance, prospère et néanmoins humaniste (vive le Pacte asile et migration).
Nous sommes endettés jusqu’à la gorge ? Qu’à cela ne tienne, endettons l’Europe en plus. Nous pourrons ainsi financer les 650 à 1 100 milliards d’euros annuel nécessaires aux investissements climatiques, numériques, en intelligence artificielle, quantiques, productiques, robotiques, biotechnologiques. Promouvons nos industries européennes de défense. Soutenons même une préférence européenne. Et pourquoi pas un bloc anti-missile européen, comme le proposent les Allemands ?
Nouveauté à souligner dans le discours : l’Union des marchés de capitaux. Serpent de mer européen depuis deux décennies, ce thème émerge enfin sur un plan médiatique. L’enjeu : réorienter la forte capacité d’épargne européenne vers les entreprises européennes directement. Ce sont ainsi 300 milliards d’euros par an d’épargne européenne qui partent aux États-Unis et qui reviennent, pour partie, en Europe pour financer tel ou tel investissement américain sur le continent européen. Pourquoi : parce qu’il n’y a pas de marché unifié européen des capitaux à la différence des États-Unis. Enrico Letta, ancien Premier ministre italien (centre gauche) vient de remettre un rapport en ce sens. Le thème va désormais s’intituler « Union de l’épargne et de l’investissement ». C’est un bon début. C’est évidemment plus parlant qu’« Union des marchés de capitaux ». Nous allons pouvoir passer d’un vilain capitalisme rassis au monde sympathique de l’épargne et de l’investissement. De long terme, cela va de soi.
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Autre position majeure, qui passera probablement inaperçue pour le grand public. La BCE (Banque Centrale Européenne) est appelée à intégrer un « objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation », au-delà de sa mission relative à la maîtrise de l’inflation. Le président ouvre la boîte de Pandore. À juste titre, à vrai dire. C’est là que l’on peut voir qu’il est bon dans cette capacité hors norme à anticiper ce qu’il faut faire sur un plan public. Il n’y a pas un seul politique français ou européen de bon niveau à l’avoir compris. Derrière cette proposition, il y a la perspective de financer la transition environnementale via la BCE, sans passer par l’endettement des États. La monnaie est une convention, tout le monde le sait (en tout cas, au moins, les spécialistes de politique monétaire). Pour la dette française, c’est évidemment majeur. Les besoins annuels d’investissement européens se rapprochent du trilliard d’euros par an et sont sans commune mesure avec les 50 milliards d’euros sur cinq ans prévus par le dispositif France Industrie. Avec de tels chiffres, il vaut mieux passer par la capacité de création monétaire de la BCE pour y arriver, sans endetter les États. Ceci est une remarque très LFI, c’est vrai. Comme quoi, ils n’ont pas toujours tort !
Triangulation souverainiste
Tout se passe enfin comme si le président avait intégré l’ensemble des critiques des souverainistes et populistes de tous poils pour en faire une brillante synthèse et présenter une nouvelle doctrine d’action. La sienne. Celle des bons Européens. Fédéraliste sans le dire mais en préparant l’avènement d’une Union européenne supervisant les nations, disposant d’une taille critique et au-dessus de la mêlée. En termes socio-politiques, cela s’appelle de la triangulation. Quand on y songe, le discours 2024 du président est consensuel sur le plan des principes énoncés. Il est dans son rôle de père de la nation. Qui aujourd’hui est contre l’indépendance, la souveraineté, l’innovation, la protection de la planète, les circuits courts, le programme Erasmus ?
Discours et action
Là où le bât blesse, c’est la mise en œuvre, l’exécution dans les détails et dans le temps. La magnifique intervention du président de 2024 après celle de 2017 n’arrive plus, hélas, à cacher une foncière incapacité à « délivrer ». Une délivrance aux deux sens du terme. Mais peut-on lui en faire grief, quand on pressent la même incapacité d’action de ses contradicteurs ? Nous touchons là le problème majeur du président : il ne peut pas tout faire tout seul, pourtant il ne s’entoure pas de ceux qui pourraient utilement l’épauler, et, contradiction intrinsèque, il estime qu’il n’est pas bien servi par ses proches. C’est bien connu. Un homme politique s’entoure des personnes qui ne lui font pas d’ombre. À l’inverse, un bon chef d’entreprise s’entoure de personnes plus compétentes que lui, chacun dans son domaine. L’action publique : Stanislas Guérini, sympathique ministre en charge de la fonction publique (HEC, comme sa prédécesseure, Amélie de Montchalin, cela ne s’invente pas pour piloter des agents publics !), a du pain sur la planche pour remettre d’aplomb la fonction publique, qui est évidemment à la base de la réussite des services publics et de la maîtrise des comptes. Et donc des perspectives en matière de prélèvements obligatoire et de dette. Voici une vraie ligne directrice pour les années à venir : que le meilleur des deux sphères, publique et privée, soit au rendez-vous.