En politique étrangère, constance et fermeté sont indispensables pour être respectées. Emmanuel Macron a enfreint cette règle élémentaire tout en démantelant la diplomatie française. Selon le journaliste Vincent Hervouët, la « voix de la France » est devenue inaudible du Liban à l’Ukraine en passant par Bruxelles.
Depuis le 7-Octobre, Emmanuel Macron a dit tout et son contraire sur la guerre au Proche-Orient. Après avoir proposé il y a un an la création d’une coalition internationale contre le Hamas – une initiative mort-née que personne ne lui avait réclamée –, il a zigzagué pour finir par appeler au boycott sur les livraisons d’armes à Israël et accuser Benyamin Nétanyahou de « barbarie ». Au-delà de la personnalité capricieuse du chef de l’État, ce spectacle navrant reflète peut-être l’état véritable de la diplomatie française. Cocktail gaullo-mitterrandien pimenté de tropisme pro-arabe, notre politique extérieure n’a pas attendu Emmanuel Macron pour patiner, rappelle Vincent Hervouët, qui l’analyse depuis plus de quarante ans et qu’on écoute chaque matin sur Europe 1. Il dresse pour Causeur le portrait d’une France qui se targue de parler à tous, mais qu’on n’écoute plus.
Causeur. Comment expliquez-vous les revirements d’Emmanuel Macron en politique étrangère ?
Vincent Hervouët. En matière diplomatique encore plus qu’en politique intérieure, Emmanuel Macron pratique un « en même temps » absurde aux effets délétères. Prenez l’Algérie. Dans un premier temps, il qualifie la colonisation de crime contre l’humanité. Coup de théâtre ! Mais ensuite, il dénonce la rente mémorielle exploitée par les généraux pour se maintenir au pouvoir. C’est suicidaire ! La constance et la fermeté sont indispensables en politique étrangère si on veut être respecté. E. Macron enfreint en permanence cette règle élémentaire. J’en veux pour preuve sa conférence sur le Liban, fin octobre. Il lève un milliard d’euros, mais pour quoi faire ? Poser des pansements sur un membre gangrené ? Répéter, comme une formule incantatoire, que les institutions libanaises doivent retrouver leur pleine souveraineté ? Et que dire de la leçon de morale à Nétanyahou, si ce n’est qu’elle cache mal l’incapacité de la France à obtenir quoi que ce soit des Libanais ?
À quel moment avons-nous perdu la main dans la région ?
Il y avait eu des crises, des alertes, mais notre impuissance est devenue évidente en 2013, quand Paris a rejoint Washington pour fixer une ligne rouge à Bachar Al-Assad sur l’utilisation des armes non conventionnelles, et que Bachar a superbement ignoré cette mise en garde avec l’utilisation de gaz toxiques contre les rebelles de la Ghouta, dans la banlieue de Damas. François Hollande attendait l’appel de Barack Obama pour une riposte militaire commune. Il n’en a rien été, et pour cause : entre-temps et sans en parler aux Français, les Russes et les Américains s’étaient mis d’accord pour sauver le régime d’Assad et donc ne pas intervenir. Humilié, Hollande a renoncé lui aussi aux représailles. Pourquoi ? Cela nous aurait coûté quoi d’ignorer les injonctions américaines et de mener une opération militaire, même symbolique, contre Bachar ? On aurait sauvé la face et notre parole aurait gardé du poids.
Mais quand la France a-t-elle, pour la dernière fois, vraiment pesé sur les événements au Proche-Orient ?
Pendant l’opération « Raisins de la colère », menée par Israël contre le Hezbollah en avril 1996. Pour obtenir un cessez-le-feu, le ministre des Affaires étrangères d’alors, Hervé de Charrette, a négocié avec les Syriens en contournant les Américains. Miraculeusement, ça a marché. Il est arrivé que la persévérance de Jacques Chirac paye et qu’il arrive à faire bouger les lignes. Il faut dire qu’en Israël, la situation était plus favorable. Le Premier ministre s’appelait Shimon Pérès.
Donc, la France a eu raison, toutes ces années, de maintenir son dialogue avec la Syrie, puissance occupante fantôme au Liban ?
Peut-être, si on est pragmatique. Pour maintenir notre présence dans la région, on a avalé des couleuvres. En 1984, moins de trois ans après l’assassinat de notre ambassadeur à Beyrouth par le régime syrien et quelques mois après le Drakkar, François Mitterrand allait à Canossa, c’est-à-dire à Damas. Cette visite ô combien humiliante fut un véritable supplice, son hôte Hafez Al-Assad lui infligeant durant des heures un pénible exposé sur l’histoire de son pays depuis les Croisades – la fameuse diplomatie de la prostate.
Quant à nos bonnes relations avec le Hezbollah, malgré l’assassinat de 58 soldats français en 1983, on voit mal à quoi elles nous servent aujourd’hui.
Le Quai considère depuis longtemps qu’au Liban, les chiites sont chics. Le dialogue avec le Hezbollah est une ancienne tradition française. Après le Drakkar, pour ne pas s’avouer vaincu, Mitterrand a nié l’évidence. Depuis, tous ses successeurs l’ont imité, faisant eux aussi comme si de rien n’était. On ne sait donc toujours pas ce qui s’est passé au Drakkar, faute de commission d’enquête. Alors que tous les détails de l’attentat contre la caserne des « marines » américains, qui a eu lieu au même moment, sont connus.
Si on vous suit, la fameuse politique arabe qui est la fierté du Quai d’Orsay a eu des résultats plutôt maigres. Elle n’a même pas évité les attentats sur notre sol…
Au contraire ! Il n’y a pas un pays en Europe qui ait subi autant d’attentats importés de l’étranger. Quand ils ne s’attaquaient pas aux intérêts israéliens ou à la communauté juive, les mercenaires du terrorisme palestinien réglaient à Paris les comptes obscurs de l’Irak, de la Libye, de la Syrie. En dehors de Carlos enterré vivant à la centrale de Poissy et qui y perd la tête, il reste de cette période fiévreuse l’illusion qu’on peut dealer avantageusement des pactes de non-agression avec les tueurs. Le Quai d’Orsay a encore succombé à cette vision dégénérée de la realpolitik avec le Front al-Nosra en Syrie ou le Hezbollah libanais. Après le terrorisme arabe, l’Iran a pris le relais dans les années 1980, avec des attentats en cascade qui étaient autant de chantages. Enfin le terrorisme islamique a multiplié les tueries aveugles. D’abord, les GIA algériens, puis les filiales d’Al-Qaida et enfin Daech. On passe du terrorisme d’État à une forme de guérilla anarchique et sanglante. Les buts de cette guerre deviennent flous. In fine, il s’agit de saigner l’ennemi pour le punir, le soumettre. Les djihadistes ne sont pas des naïfs : ils savent comme tout le monde que la France n’a plus de politique arabe. La France est devenue une cible. Non plus pour ce qu’elle fait, pour ce qu’elle est.
Revenons à 2024. Emmanuel Macron est-il le seul à croire qu’on écoute la voix de la France ?
La France a perdu l’essentiel de son crédit dans la région. Deux exemples récents l’illustrent. D’abord quand Macron a proposé une trêve de trois semaines dans le conflit arabo-israélien, personne n’a même fait semblant de l’écouter ; ensuite quand il a organisé une conférence sur le Liban, ni les Iraniens, ni les Israéliens, ni les Américains n’y ont participé. Sans eux, comment peut-on imaginer ne serait-ce que le début d’une esquisse de réforme de l’État libanais ou d’une négociation d’un cessez-le-feu ? Il est toujours difficile de dresser lebilan comptable d’une politique étrangère, car il y a trop d’acteurs et de variables. Cependant, on ne peut que constater l’étiolement de notre influence.
Comment l’expliquez-vous ?
D’abord, il est impossible d’avoir une voix audible à l’extérieur quand on est en vrac à l’intérieur, avec des quartiers non tenus, les finances dans le rouge et des frontières poreuses. Ensuite, la stratégie du multilatéralisme, censée être un multiplicateur de notre influence, ne marche plus, ni à l’OTAN, ni au sein de l’UE. Ursula von der Leyen peut ainsi réclamer la tête de notre commissaire et l’obtenir, nous infligeant une humiliation publique.
Mais nous disposons d’un autre vecteur d’influence avec la francophonie !
Le vrai problème de la francophonie est dans la tête des élites françaises mondialisées. Comme notre président qui parle globish, dès qu’il en a l’occasion. Villers-Cotterêts ressemble davantage à un cénotaphe qu’à un campus. Le dernier sommet de la francophonie était une petite génuflexion devant un tabernacle vide.
Vous faites peu de cas de nos atouts. Tout de même, ne sommes-nous pas le deuxième vendeur d’armes au monde ? L’Égypte ne vient-elle pas de nous acheter des Rafale ?
Nous profitons de la volonté de nombreux pays de diversifier leurs sources d’approvisionnement pour ne pas dépendre complètement des États-Unis ou de la Russie. Mais cela ne dépasse pas la dimension économique, car chacun voit bien que nous sommes incapables d’offrir une véritable garantie de sécurité. Or, c’est le premier fondement de la puissance. Si vous ne pouvez protéger personne, vous ne comptez pas, ou peu.
Vous parlez comme si nous ne disposions pas d’un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, et que nous ne possédions pas la bombe atomique.
Cela pourrait être un trône, si c’est à la SDN, l’impuissante Société des nations d’avant-guerre, à quoi bon ? Quant à notre dissuasion nucléaire, elle est certes opérationnelle, mais d’aucun secours face aux putschistes du Sahel, aux migrants qui s’embarquent pour les Canaries, aux manigances dans la guerre numérique menée par Moscou, autrement dit face aux véritables menaces d’aujourd’hui.
L’argument nucléaire a son importance dans la guerre en Ukraine.
La dissuasion repose sur le principe de suffisance. Avec nos 300 bombes atomiques, nous sommes incapables de protéger le continent. Nous avons peut-être quelques cartes maîtresses, mais elles ne suffisent pas à faire un jeu gagnant. Donc que faisons-nous finalement ? Des discours, et tout ce qui peut être fait pour retarder l’affrontement. En somme, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, le ferment de l’impuissance française se trouve dans la réticence à dire « ça suffit » et à taper du poing sur la table. Il ne nous reste dès lors que la nostalgie de la grandeur française. Comme ces mécréants qui agitaient les chaises au fond des églises pour montrer qu’ils étaient de la paroisse. Au Liban, nous continuons à nous prendre pour les chevaliers blancs. Ce n’est plus une posture, c’est une imposture. La France ressemble aux casques bleus sur place depuis 1978, qui regardent sans rien faire le Hezbollah s’asseoir sur les résolutions du Conseil de sécurité.
Pourquoi tant de pusillanimité ?
Notre situation s’apparente à celle de l’après-guerre, quand nous étions à terre et que nous dépendions de l’étranger en toute chose. Notre faiblesse saute aux yeux quand Macron déclare en Australie que la zone indo-pacifique est la priorité de sa politique étrangère, alors qu’au même moment, la Nouvelle-Calédonie est abandonnée au chaos. Ou encore, lorsqu’à la suite de la mort de Nahel en été 2023, l’Algérie rappelle à la France son devoir de protection envers ses ressortissants !
Notre diplomatie ne sert-elle donc plus à rien ?
Nous parvenons à monter des coups sur des questions comme l’environnement, le numérique, les droits de l’homme. Un peu comme les pays scandinaves. Cela se fait à l’intérieur d’un système totalement soumis, sur le plan de la défense, aux États-Unis, lesquels d’ailleurs ont perdu de leur superbe.
Depuis le début de cet échange, nous n’avons pas évoqué l’administration centrale de notre diplomatie, le Quai d’Orsay, que l’on dit obsédée de façon pour ainsi dire romantique par la cause arabe. N’est-ce pas l’une des explications de nos errements ?
Pendant longtemps, si vous vouliez entrer aux Affaires étrangères par la grande porte, deux solutions s’offraient à vous : l’ENA ou le concours des cadres d’Orient, en maîtrisant des langues orientales, dont l’arabe. Si bien qu’il existait au Quai d’Orsay une inclination un peu curieuse pour le monde arabe et qui se traduisait par une suspicion permanente envers Israël. À mon avis, tout cela appartient au passé.
Voulez-vous dire que le Quai d’Orsay a cessé d’être pro-arabe ?
Il l’est moins. Depuis quinze ans un groupe de diplomates néoconservateurs a imposé un certain rééquilibrage au sein de la maison. Du reste, ces nuances internes n’ont pas la moindre importance, car le Quai d’Orsay n’en a plus la moindre. Depuis qu’Emmanuel Macron est à l’Élysée, le Quai d’Orsay a perdu toute autorité au sein de l’administration. Le président en a pris acte en abolissant le corps diplomatique et en supprimant la conférence des ambassadeurs. Désormais, la politique étrangère se décide et se mène à l’Élysée. Nos diplomates sont désormais, si j’ose dire, au bout du quai.