« Les enfants s’ennuient le dimanche. » chantait le délicieux Charles Trenet dans un monde où le Temps ressemblait encore un peu au Temps. Un monde où la durée n’avait pas complètement été déstructurée par le présent perpétuel de la consommation, un monde où les nécessités impérieuses d’une économie de marché exténuée par ses propres crises n’imposaient pas encore avec une violence proportionnelle à son angoisse toutes les mesures possibles et imaginables pour préserver son existence et retrouver la croissance. Une croissance largement mythique par ailleurs, qui rend tout le monde schizophrène puisque cette croissance, si elle revient, ne sera plus jamais la même pour des raisons d’épuisement écologique.
Les enfants s’ennuient le dimanche dans les cités de la désespérance sociale, les enfants s’ennuient le dimanche dans les zones péri-urbaines de la peur du déclassement, les enfants s’ennuient le dimanche dans les beaux quartiers où l’on fait semblant de ne rien voir des deux autres France dans un subtil mélange de culpabilité et d’indifférence.
Les enfants s’ennuient le dimanche mais ils ne s’ennuient pas tous de la même manière. Dans les cités, c’est l’ennui de la misère qui confine vite à la frustration. Le temps mort du dimanche rend encore plus vide la présence du vide. On irait bien dans la zone commerciale qui reste ouverte, mais à quoi bon ? On n’a pas les moyens d’acheter, et puis il y a les vigiles, et puis il y a les contrôles au faciès. On vient d’apprendre, au passage, que les treize plaignants unis dans un collectif contre cette pratique, qui n’existe pas mais existe tout de même, viennent d’être déboutés.
Dans les beaux-quartiers, où comme disait Antoine Blondin, les avenues sont profondes et calmes comme des cimetières, les enfants auront un ennui d’une toute autre qualité, un ennui poli, cultivé, qui s’inscrit dans des rites. Un ennui du monde d’avant, souvent fécond au bout du compte. Le déjeuner dominical avec grand-mère, la visite d’un musée ou d’une exposition, la promenade postprandiale dans la forêt ou le parc voisins. Pour ceux qui ont encore un Dieu, il y aura la messe aussi, où, qui sait, le prêtre indiquera dans son homélie que le travail du dimanche n’est pas une bonne chose. C’est qu’il n’y a plus que l’église aujourd’hui, en dehors de quelques syndicats archaïques,- mais l’église n’est-elle pas une manière de syndicat archaïque ?-, pour comprendre le danger social et métaphysique de cette pratique.
C’est dans les zones pavillonnaires, sans passé et sans âme, là où toute la semaine ressemble à un dimanche, que le centre commercial apparaîtra comme un remède, une chance, un divertissement pascalien. On pourra aller choisir un salon tout cuir à crédit ou acheter de quoi refaire la chambre du petit dernier. On mangera de la nourriture mondialisée dans des restaurants qui ressemblent à des décors de western. On évoluera dans une atmosphère d’aquarium, on errera comme des morts-vivants devant les mêmes enseignes qu’on soit à Châteauroux, à Besançon ou à Parly II. En 1978, George Romero, un des maîtres du film d’épouvante, avait tourné Zombies dans un de ces immenses centres commerciaux qui n’avaient pas encore envahi l’Europe mais faisaient déjà le quotidien des Américains. L’histoire était simple. Quelques survivants trouvaient que l’endroit serait idéal pour tenir le coup. Les zombies aussi, mais pour d’autres raisons. Vous n’êtes pas sans savoir que le zombie répète mécaniquement dans la mort les activités qui lui plaisaient le plus. Et voilà nos survivants cernés par des cadavres poussant des caddies vides…
Au-delà de tous les arguments économiques, d’ailleurs souvent faussés d’puisqu’en bonne logique orwello-capitaliste, on appelle liberté ce qui est au bout du compte une servitude, c’est sans doute autour de ce néant à la fois intime et collectif que le travail du dimanche pose problème. Et ça ne date pas d’hier. Cioran, dans son Précis de décomposition, a des pages d’une lucidité terrible sur cette journée qui renvoie l’homme à lui-même : « La seule fonction de l’amour est de nous faire endurer les après-midi dominicales, cruelles et incommensurables, qui nous blessent pour le reste de la semaine – et pour l’éternité. »
Mais on peut penser qu’il y a d’autres moyens, tellement d’autres moyens, d’échapper à cette blessure que le recours aux supermarchés et à ses satisfactions éphémères et dépressives.
Par exemple en lisant, en se promenant ou en faisant l’amour, justement.
*Photo : WITT/SIPA.
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