Programmé le 14 septembre prochain au Zénith de Paris, en duo avec le chanteur Francis Lalanne, Dieudonné pourrait faire l’objet d’une interdiction préfectorale. L’avocat de Dieudonné affirme du moins s’y attendre. La carrière de Dieudonné a connu une ascension remarquable au cours des années 1990. Figure de l’antiracisme à la scène comme à la ville, il mène le combat contre le FN à Dreux. Mais sa radicalisation amorcée en 2002 vire à l’obsession complotiste, antisémite et négationniste. Désormais, privé de théâtre et interdit de réseaux sociaux, il est surtout passé de mode.
Dieudonné est probablement l’un des humoristes les plus talentueux de la fin du XXe siècle. Dès le début des années 1990, ce fils d’un expert-comptable camerounais et d’une sociologue d’origine bretonne fait un tabac au théâtre et à la télévision en se produisant avec Élie Semoun, un copain de lycée. Leurs sketchs mettant en scène le petit juif Cohen et le Noir Bokassa en font un « duo comique antiraciste ». À partir de 1997, Dieudonné se tourne vers une carrière en solo et apparaît dans des films à succès, dont Astérix et Obélix : mission Cléopâtre, en 2003, point culminant de sa vie de comique grand public.
Engagement politique
Parallèlement, il s’engage en politique. En 1997, il obtient 7,74 % des voix lors d’une élection législative à Dreux, ville où, en 1983, le Front national a remporté les élections municipales. Sur scène comme dans les urnes, Dieudonné se bat contre le racisme et le FN. Il poursuit son engagement à gauche et annonce même sa candidature à la présidentielle de 2002 en se réclamant de la « troisième gauche verte ». Cette candidature constitue une étape importante dans son évolution intellectuelle et politique car, pour la première fois, il met en avant son intention d’être le porte-parole des descendants d’esclaves. Surtout, en présentant l’esclavage comme la « tragédie la plus terrible de l’histoire de l’humanité », il met en garde contre un deux poids, deux mesures concernant l’indemnisation des descendants des victimes de crimes historiques. Désormais, ses soutiens sont invités à suivre son regard…
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Après la campagne présidentielle de 2002, Dieudonné pose sa candidature pour les législatives dans la 8e circonscription du Val-d’Oise (Sarcelles, Garges-lès-Gonesse, Villiers-le-Bel), un bastion du PS tenu par Dominique Strauss-Kahn. Son score est faible (2,18 %) et sa campagne radicalise un discours de plus en plus victimaire et complotiste, qui s’inscrit dans le sillage de certains mouvements de Noirs américains. Le contexte favorise son virage idéologique : les banlieues s’agitent à la faveur de la seconde Intifada au Proche-Orient ; les attentats de New York alimentent les théories du complot, notamment autour du supposé rôle joué par Israël et les juifs ; et pour la première fois, Jean-Marie Le Pen arrive au second tour de la présidentielle.
La radicalité se paie
Comme une sorte d’éponge qui aurait absorbé les théories en vogue, Dieudonné distille un bouillon de culture original fait de complotisme, d’antisémitisme, d’antisionisme et de critique de l’Occident, le tout mélangé à des idées empruntées aux militants et penseurs radicaux proches de l’organisation américaine Nation of Islam. Mais c’est aussi le moment où il commence à payer le prix de sa radicalité. En 2002, le CNC refuse de soutenir financièrement son grand projet de film sur la traite et le Code noir. Pour Dieudonné, ce refus est à mettre sur le compte des « sionistes » qui dirigeraient le Centre national du cinéma, prêts à tout pour protéger les intérêts mémoriels de la Shoah au détriment de la mémoire de la traite négrière. Ainsi glisse-t-il vers le négationnisme : de l’argument « la traite est plus grave que la Shoah », il passe à « la Shoah n’a pas existé », pour finir à « la Shoah a été inventée par les juifs pour faire du fric ». Les juifs, Israël et le sionisme deviennent une obsession, la Révélation de quelqu’un qui n’appartient pas au « système » et qui a, lui, « tout compris ».
Le point de rupture avec le grand public se situe fin 2003. Invité sur le plateau de « On ne peut pas plaire à tout le monde », de Marc-Olivier Fogiel, Dieudonné interprète, au cours d’un sketch, un colon israélien coiffé d’un chapeau de juif orthodoxe, arborant des papillotes et portant un treillis. Il conclut la performance par le cri « Isra-heil ! » et un salut nazi. Même si c’est Dieudonné qui porte plainte contre Fogiel pour injure raciale et qui gagne, cet épisode le classe définitivement dans la catégorie des infréquentables. S’ensuivent des errements idéologiques et une série d’alliances-amitiés : Soral, Faurisson, Le Pen père, Ahmadinejad…
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Durant les années 2000, Dieudonné perd son statut au sein du show-biz, du monde politique et du « peuple », mais ne se coupe pas pour autant du reste de la société. D’une certaine société du moins, ses nouveaux fans venant par milliers de milieux radicaux, racistes, antisémites, négationnistes, islamistes et, surtout, complotistes. Cerise sur le gâteau, il plaît à une frange de la jeunesse catholique bourgeoise, séduite par l’expérience du rire transgressif car, ne l’oublions pas, Dieudonné est resté drôle, très drôle même.
Bras de fer
Il atteint le point culminant de sa radicalisation en 2011-2013. Il produit le film L’Antisémite, qu’il réalise et dans lequel il joue, ses spectacles ont du succès et ses frictions avec des associations comme la Licra, qui essaient d’interdire ses spectacles, défraient la chronique. Fin 2012, Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, entame un long bras de fer pour réduire la capacité de l’humoriste à se produire sur scène. Puis les attentats de 2015 changent l’état d’esprit général. Le 18 mars 2015, Dieudonné est condamné à deux mois de prison avec sursis pour apologie d’actes de terrorisme : il avait écrit sur Facebook « Je me sens Charlie Coulibaly » – condamnation confirmée par la cour d’appel de Paris.
Pour quelques années encore Dieudonné reste présent sur les réseaux sociaux mais, en juin 2020, sa page YouTube est supprimée « pour infractions répétées à son règlement ». Les réseaux alternatifs, dont Vimeo, finissent par l’interdire également, puis Facebook, Instagram et TikTok suspendent à leur tour ses comptes.
Aujourd’hui, pire que les procès, les interdictions et les amendes, Dieudonné n’est simplement plus à la mode. Les jeunes d’il y a vingt ans ne le sont plus, et leurs petits frères et sœurs ont d’autres manières de cracher à la figure du néolibéralisme et de goûter aux plaisirs d’une transgression sans risque. Avant même sa lettre de pardon publiée dans Israël Magazine le 10 janvier dernier, Dieudonné a, semble-t-il, déjà pris la mesure de la situation. Son dernier spectacle s’intitule « Foutu pour foutu ».