L’affaire Dieudonné
Élisabeth Lévy. On ne sait pas très bien comment naissent les scandales. Dieudonné a-t-il dit l’horreur de trop en insinuant que, lorsqu’il voyait Patrick Cohen, il regrettait les chambres à gaz ? Alors que l’humoriste tient salon antisémite depuis des années, ces propos ont lancé une vive polémique. Les gens qui explosent de rire en voyant Faurisson en pyjama rayé ou en chantant Shoah-nanas sont-ils des antisémites assumés, ou des produits de la déculturation générale et de la catastrophe scolaire ? Autrement dit, n’y a-t-il pas là plus de bêtise et d’inculture que d’idéologie ?
Alain Finkielkraut. Parce qu’elle a réponse à tout, l’idéologie est une forme de bêtise. Aussi doctrinal qu’il est ordurier, Dieudonné instaure la malfaisance juive en loi de l’Histoire.[access capability= »lire_inedits »] « Négriers reconvertis dans la banque », les juifs ont inoculé le sida en Afrique et, aujourd’hui, ils dirigent le monde. Nous vivons sous « occupation sioniste » et, affirme Dieudonné, cette occupation est pire que la précédente. Geste antisystème, la quenelle vise les juifs puisque le « système », c’est eux. Je comprends ceux qui ne supportent pas d’être traités d’antisémites parce qu’ils dénoncent la politique d’Israël dans les territoires occupés ou même parce que, hostiles au projet sioniste, ils préconisent la création d’un État binational en Palestine. Mais pour Dieudonné, Israël n’est pas en Israël, Israël est partout. Ce n’est pas un pays, c’est une pieuvre, un être tentaculaire et omnipotent. Quand l’antisionisme s’affranchit de la géographie, il vire à l’antisémitisme.
Sans doute, mais à vrai dire, peu nous importerait Dieudonné s’il n’avait pas un tel succès. Comment expliquez-vous ce succès alors que l’antisémitisme n’est plus, heureusement, une opinion mais un délit ?
Dans les années 1970, le simplisme idéologique ne régnait pas moins qu’aujourd’hui. Nous réduisions, nous les gauchistes, l’Histoire à l’affrontement de deux forces. Mais pour nous, le Mal avait une adresse : l’Amérique nixonienne. Sous l’effet de la mondialisation capitaliste, la souveraineté semble avoir été transférée des États aux marchés : l’ennemi devient la finance invisible. Et nul n’est mieux à même que le juif d’incarner ce pouvoir occulte. Plus la maîtrise de son destin échappe à l’humanité et plus se fait impérieuse la recherche d’un tireur de ficelles. La hantise du complot réconcilie les communautés. C’est une France multiethnique que Dieudonné agrège autour de son anti- sémitisme. Il n’était pas possible de laisser prospérer ce phénomène : le ministre de l’Intérieur a eu raison de se révolter. Dieudonné, certes, perdait tous ses procès. Mais cela lui faisait une belle jambe. À chaque verdict, il réagissait par la surenchère. Les condamnations avaient beau pleuvoir sur lui, il jouissait, en rhinocéros heureux, d’une impunité totale. Avec l’interdiction par le Conseil d’État de son spectacle « Le Mur », force est enfin revenue à la loi. S’en offusquer, c’est vouloir, en guise de démocratie, une justice sans glaive et un État de droit sans État.
Mais n’est-ce pas accorder trop d’importance à un saltimbanque que s’acharner ainsi contre lui ?
Non, car nous avons changé d’époque. Ce ne sont plus les orateurs, mais les rockers, les rappeurs et les amuseurs qui enflamment les foules. Dans L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders notait déjà : « Plus aucune des puissances qui nous forment et nous déforment, aujourd’hui, n’est assez forte pour entrer en concurrence avec le divertissement. La façon dont nous rions, marchons, aimons, parlons, pensons ou ne pensons pas, nous ne l’avons apprise que pour une part insignifiante de nos parents, de l’école ou de l’église et presque exclusivement du divertissement. » Ce que nous apprend, dès notre plus jeune âge, cette puissance désormais sans rivale, c’est à tourner tout en dérision. Comme la Technique sur un autre mode, le divertissement nous engage dans la voie d’une profanation intégrale du monde. Rien ne doit rester intouchable. Rien ne doit se dérober aux griffes des professionnels de l’hilarité. L’ancien directeur de TF1 disait que son rôle était de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible ». L’esprit Canal+ a pris le relais, et il offre gratuitement à Dieudonné le cerveau de ses adeptes. Dieudonné, le transgresseur suprême, le Guignol absolu, celui qui, avec Shoah-nanas, brise l’ultime tabou et donne aux spectateurs extatiques le frisson de la profanation finale. Voici qu’on le leur refuse et que, de Philippe Bilger à Edwy Plenel, tous les amis de la liberté d’expression s’inquiètent. Ah, la liberté d’expression ! Ces deux mots, aujourd’hui, n’en font qu’un, et l’on en oublie toutes les autres valeurs attachées à la parole : la correction syntaxique, l’élégance stylistique, la pertinence intellectuelle, le respect des vérités factuelles, la simple politesse. Avec la liberté pour seul viatique, l’humanité de l’homme change de définition : à la devise du père d’Albert Camus « Un homme, ça s’empêche… », se substitue un nouveau mot d’ordre : « Un homme, ça se lâche », et Internet devient l’immense cloaque où les sphincters de la liberté déversent sans discontinuer leurs productions innombrables.
Quoi qu’on pense de cette décision, le spectacle a été interdit. Mais vous conviendrez que rien n’est réglé et que l’urgence, maintenant, est de comprendre le phénomène Dieudonné pour pouvoir l’enrayer. Vous savez bien que l’interdiction d’un spectacle n’y suffira pas.
Les jeunes qui viennent voir Dieudonné disent tous qu’ils ont été « gavés » de Shoah, qu’ils n’en peuvent plus, et que leur comique préféré les venge. Ce n’est donc pas avec une nouvelle injection de devoir de mémoire qu’on les guérira de ce qu’ils vivent comme une overdose. Faut-il alors passer la Shoah sous silence ? Certainement pas, mais il faut cesser de l’enseigner à part. Il faut rendre cet événement à l’Histoire. Seule une approche positiviste, sans tambour ni trompette, peut éventuellement lui restituer son caractère incommensurable. Mais sans doute est-il déjà trop tard.
Closer et la vie privée du Président
Le 10 janvier, quelques jours avant la conférence de presse annoncée comme le tournant du quinquennat, le magazine Closer publiait une photo de l’actrice Julie Gayet avec ce titre choc : « L’amour secret du Président ». Tandis que les Français, interrogés par sondage, ainsi que l’ensemble de la classe politique s’indignaient vertueusement de cette intrusion et juraient que la vie privée du Président ne les intéressait pas, Closer battait des records de vente. Lors de sa conférence de presse, François Hollande a opposé une ferme fin de non-recevoir aux questions des journalistes sur ce sujet. N’avons-nous pas, comme le prétendent Closer et un certain nombre de mes confrères, le « droit de savoir » ?
Le poète polonais Alexander Watt avait découvert, sous le stalinisme, la règle du tiers : entre les amis, les époux, les parents et les enfants, les collègues de travail, s’immisçait inexorable- ment le mouchard du Parti. Et voici que, dans notre monde démocratique, un autre tiers menace la vie privée de chacun d’entre nous : le mouchard de la société, qu’il soit paparazzi ou témoin bénévole. Le Prince est, certes, le plus exposé. Mais nul ne peut se croire assez inconnu pour être à l’abri d’un enregistrement clandestin, d’une photo compromettante et d’une vengeance sur la Toile. Face à cet envahissement, je croyais naïvement que nous serions nombreux à partager l’« indignation totale » de François Hollande. Au lieu de cela, dans les dîners en ville comme sur les plateaux de télévision, on a reproché au Président de la République de dégrader l’image de sa fonction avec son casque « Daft Punk » et de trahir par l’adultère sa promesse d’exemplarité ! Loin de se démarquer avec force des espions et des mouchards qui prétendent exercer le même métier qu’eux, les journalistes sérieux ont salué leur exploit. Bravo Closer ! Et quand des correspondants étrangers ont vivement reproché à leurs homologues français de ne pas avoir profité de la conférence de presse élyséenne pour harceler le Président de la République de questions indiscrètes, ceux-ci se sont platement excusés et ont promis de faire mieux la prochaine fois. On peut les croire sur parole, car ils ne considèrent plus que comme une vieillerie, une relique d’Ancien Régime, et un obstacle à la transparence démocratique, la séparation entre vie publique et vie privée. La frontière entre ces deux modes d’existence peut-elle être rétablie ? Il faudrait, pour cela, qu’on accorde le même crédit ontologique à l’un et à l’autre. Or, ce n’est plus le cas. On pense spontanément que la vérité se cache derrière les apparences et l’homme authentique derrière le personnage public. Et les politiques, hélas, sont partie prenante de cette grande destitution des formes. Ils jouent la carte de la confidence, ils tombent le masque, ils fendent l’armure et répondent sans se faire prier aux questions les plus éhontées des animateurs les plus vulgaires. Pour exister médiatiquement, ils se soumettent d’eux- mêmes à la règle du tiers. Ainsi la vie privée et la vie publique disparaissent ensemble dans la grande promiscuité cancanière du Village global.[/access]
*Photo : DESSONS/JDD/SIPA. 00672879_000023.
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