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Dieudonné : Bouffon, qui t’a fait roi?


Dieudonné : Bouffon, qui t’a fait roi?

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Savez-vous qu’entre Louis XIV et Dieudonné M’Bala M’Bala, il existe un point commun ? La tardive naissance du roi, attribuée à la générosité du ciel (peut-être, en fait, à Mazarin) après moult fausses couches de sa mère Anne d’Autriche et malgré la faible puissance sexuelle de son père Louis XIII, fit qu’on le surnomma « Louis Dieudonné ». Le fruit d’une sorte de miracle. L’origine du prénom de l’humoriste iconoclaste tient très probablement à d’autres raisons. Mais pour ce dernier, qui passe auprès d’aucuns pour le roi du rire, nul doute que son prénom l’ait poussé à se vouloir le meilleur. Une sorte de miracle, lui aussi. Le théâtre de la Main d’or serait son Versailles. De là viendraient la superbe du personnage, l’audace de ses transgressions, son charisme bizarre, et finalement son succès. C’est du moins une explication.

Mais il existe entre eux une différence majeure. Au temps de Louis XIV, l’antisémitisme, au sens racial du terme, n’existait pas. On reprochait aux juifs d’être ce qu’ils faisaient, pas de faire ce qu’ils étaient.[access capability= »lire_inedits »] D’être des usuriers, par exemple, parce qu’ils prêtaient à des taux d’usure. Pas de prêter à des taux d’usure par une abjection congénitale. C’est ce qui dresse une limite infinie entre les cruautés de l’opprobre et les passions génocidaires. Entre l’inhumanité d’un crime et un crime contre l’humanité.

Loin de moi l’idée d’accuser l’humoriste d’adorer les chambres à gaz. J’évoque un penchant, rien de plus. La comparaison avec le Grand Siècle fournit cependant l’occasion de remarquer que, s’il avait vécu à l’époque de Louis XIV, Dieudonné aurait eu à pâtir sauvagement de ses saillies. Non pas contre les juifs, mais contre l’État, contre le ministre de l’Intérieur notamment. Quand Bussy-Rabutin, le cousin de Madame de Sévigné, se permit de charrier le monarque dans un petit livre qu’il destinait à ses amis et qui fut publié malgré lui, il se retrouva promptement condamné à l’exil dans sa province. En cas de lèse-majesté, on risquait la roue. Un sacrilège : rire du Roi-Soleil, c’était le bafouer à mort. On ne moque pas impunément le père autocratique.

Plus qu’amuser, ils font s’esclaffer Le père ayant perdu chez nous sa figure d’autocrate, le président de la République, et plus généralement les représentants de l’État, l’ayant perdue aussi, les humoristes d’aujourd’hui, lorsqu’ils se mêlent de politique, ont pour immense privilège de jouir d’une liberté quasi absolue. Ils y vont fort, pourtant. Et ils font masse, les Dieudonné, les Stéphane Guillon, les Didier Porte, les Nicolas Canteloup, les Anne Roumanoff, les Laurent Gerra, les Jacques Mailhot etc., etc. (les mentionner tous remplirait la place entière de cet article). Mieux : quand on les sanctionne d’une manière ou d’une autre, comme Guillon ou Porte, en les privant du micro par lequel ils piétinent les éminences qui leur déplaisent, leur éviction les hisse sur le pavois. On parle d’eux, on les défend, on les encense. Plus le pouvoir fronce les sourcils, plus leur prestige s’accroît. Ce qui prétend les abattre les élève. Leurs satires les auréolent. Les histrions se métamorphosent en idoles, les bouffons sont devenus les rois : renversement du haut en bas, chute du up au down, en conformité avec Internet et le mouvement de l’hyper-démocratie où chacun se croit, se pense, se veut détenteur des vérités ultimes. Up, down : les humoristes sont réputés artistes, catégorie ouverte aux quatre vents.

Un statut conventionnel qui permet n’importe quoi, n’importe comment. Une arnaque sémantique. Desproges, moquant apparemment les juifs, les taquinait et, les taquinant, condamnait les antisémites parce qu’il avait de l’esprit. Devos jouant sur les mots faisait montre de pertinence. Coluche, sans faire preuve d’esprit, rendait cocasses, en virtuose, des situations ordinaires. À leur façon c’étaient des poètes, à coup sûr des artistes. Sauf exception, les humoristes actuels n’ont aucune poésie et pas du tout d’esprit, mais de l’humour quand ils en ont, ce qui arrive. Plus qu’amuser, ils font s’esclaffer. Un Ruquier vaut en la matière tous les modèles. Cet homme est un gosier hilare. Il ne rit pas, il éclate au sens propre. À chaque blague, même les plus nulles, il se gondole. Est-il stupide ? Au contraire, c’est du vif-argent. Simplement, comme il reçoit des comiques, il leur manifeste son soutien par des tressaillements pavloviens. Cet agité des zygomatiques est un hôte parfait.

De quoi rient donc nos gais lurons ? Et pourquoi font- ils rire ? Une remarque de Finkielkraut ouvre la voie : « Si ce qui atteste la maturité d’une époque, c’est sa résistance à l’idolâtrie, alors il faut dire que la nôtre est retombée en enfance, ou plus exactement, en adolescence. » De fait, cette société éblouie par d’innombrables stars, avide de prosternation devant les lucioles qui brillent au firmament de l’éphémère, ricane à jets continus. Pour se bidonner, tout fait ventre. Le jeunisme constituant sa marque déposée, elle batifole en shorts et jupettes dans les blagues où pointent les références aux fonctions basses, sous la ceinture, friande d’histoires de fèces, de mictions réussies. Sus au génital ! Elle s’y roule, elle s’y vautre. Pas même du grivois, trop allusif, mais du vulgaire bien dense. Bigard, ce graveleux sympathique, fait se tordre l’Hexagone. Ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché d’aller baiser à Rome l’anneau du pape. Quand les Femen miment dans l’église de la Madeleine l’avortement de Jésus avec un morceau de foie de veau, on a le revers de la même médaille.

Effondrement du sacré, avec pour effets le prosaïsme à poil dur, le refus du sérieux, le déni du tragique. Règne du ludique, du gras. Triomphe du cool, du tutoiement. Joie infantile de la provocation. Plaisir de la connivence entre boutonneux. Jouissance bécasse de la parodie. Inflation de caricatures à gros traits, fusains bâclés, fiel sans fin ni raison. On pouffe, on « tacle ». La simplicité valorisée par les « Guignols » dans l’ambiance basique de Canal+, où le divertissement et la politique se mélangent, illustre cette simplification généralisée des questions de fond que favorise l’image télévisuelle. Talk-shows qui papotent en se poilant. Vidéosphère qui conjugue le goût pour la rigolade et l’engouement pour les jeux. Comme par hasard, la littérature enfantine réduit désormais le langage à sa plus plate expression, verbes systématiquement au présent, lexique rétréci. L’exigence littéraire s’épuise : on avait Mauriac, on a Marc Lévy[1. Voir Le livre et l’éditeur, Éric Vigne, éd. Klincksieck, 2008, remarquable analyse de la marchandisation, par le passage du haut vers le bas, de l’amont à l’aval, en matière de production littéraire.].

À la place de Sartre : Arthur. Au lieu de se creuser les méninges, on se tape sur les cuisses. C’est plus reposant. Il convient de faciliter la compréhension, ce qui appauvrit la pensée tout en rassurant. Ainsi font les humoristes : ils rapetissent. Rire tout le temps de tout abolit le complexe. Abaissement trivial de la fonction critique. En parallèle, l’École se délite. Rien de fortuit dans la coïncidence. La force des mots s’étiole, les drames de l’Histoire se liquéfient, on tourne l’horreur en dérision, on se croit libres, on se marre. Si réellement la France décline, cet affaissement en témoigne.

La politique ayant, à l’instar des enseignants et des policiers, largement perdu de son autorité, elle en conserve encore assez pour qu’on ridiculise ceux qui s’y engagent. On se rappelle Thierry Ardisson, interrogeant Michel Rocard : « Sucer, c’est tromper ? » Le vil exprime le vain. Car Rocard a répondu et, en cela, il est aussi coupable qu’Ardisson de ce qui nous arrive. Si les bouffons sont rois, c’est que les rois acceptent d’être bouffons.

La langue de bois des politiciens ôte à leurs propos presque toute efficience. Presque : ils en gardent juste assez pour qu’on s’en gausse. Ils ne croient plus à ce qu’ils disent, les humoristes le révèlent. Ceux-ci se moquent davantage d’un comédien comme Copé que d’un convaincu comme Chevènement. Aux paroles fausses répond le sarcasme. Pour une bonne part, cette déréalisation du champ politique, concomitante à celle des mots, s’explique par la perte de souveraineté de la nation, par sa perte de substance. Plus de frontières, plus de cadre, plus de sol ferme, plus de bien commun, plus d’idéal : au lieu de quoi, un sentiment d’impuissance. L’Europe est notre horizon, mais c’est un horizon abstrait. Alors les humoristes, ces pourfendeurs à manivelle, ces Voltaire au petit pied, ces Jarry en toc, mettent sur le même plan les acteurs, les chanteurs, les gens de la télé, les politiciens. Dans ce terrain vague du rigolo, plus rien n’a d’importance. C’est un jeu. On se divertit. Pipi- caca, fadaises, imitateurs à foison, béance du jugement, foire du vide. « Vanitas vanitatum », dit l’Écclésiaste.[/access]

*Photo : Michel Euler/AP/SIPA. AP21521251_000001.

Février 2014 #10

Article extrait du Magazine Causeur



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Universitaire, romancier et essayiste

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