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Dieudonné dans les clous


Dieudonné dans les clous

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Autant l’avouer, je me suis plutôt amusée. J’espère que ce n’est pas trop grave. De toute façon, impossible de le cacher. Dans le public entassé au théâtre de la Main d’or pour la première représentation post-interdiction du nouveau spectacle de Dieudonné, beaucoup guettaient attentivement mes réactions – sans agressivité d’ailleurs. Comme si un éclat de rire de ma modeste personne valait brevet de cacherout idéologique. Je crains qu’ils surestiment l’étendue de mon magistère, mais pour une fois qu’on m’interroge comme si j’étais une autorité morale, je ne vais pas me défiler. Puisqu’on insiste, je veux bien donner mon avis. Qui est aussi celui de Paulina Dalmayer et de Guillaume Erner, mes complices pour cette soirée, je ne dis pas ça pour les mouiller bien sûr, mais par souci d’exactitude. Et puis six oreilles valent mieux qu’une, enfin deux.

Je ferais bien durer le suspense en narrant par le menu le sketch où deux mariés pour tous se voient proposer toutes sortes d’enfants (tous âges et tous usages) par un maquignon africain qui conclut en leur disant : « Ici, on n’est pas homophobes, non pas du tout, on est homovores ! » C’est trash et réjouissant, sans fiel ni ressentiment. Je sais, ce n’est pas ça qui vous intéresse. Sur ce spectacle, tout le monde a une seule question en tête. Vous et moi. Les spectateurs. Les flics qui ont sans doute assisté à la représentation (ou alors, la République est mal tenue). Les amis à qui j’ai parlé plus tard. Sans oublier les confrères qui avaient fait le pied de grue dans l’impasse. Alors, antisémite ou pas ? Oui, non, modérément, peut-être ? Eh bien, ça a l’air facile comme ça, de savoir si un type est antisémite ou dit des trucs antisémites, mais on n’a pas d’instrument de mesure. Et quand il faut répondre en trois secondes, ça intimide. « Alors, il l’est ou pas ?», interroge une consœur. « Euh…plutôt non… », hasarde l’un de nous. « Plutôt non ? Et vous le croyez ? » Comme quoi le journalisme, ça peut être amusant. Celle-là, c’était une blague juive.
Bien sûr, Dieudonné joue avec la limite en tournant autour du sujet dont il ne parlera plus sur le mode du gamin qui tourne autour du pot de confiture. Il en remet une petite louche sur Patrick Cohen, « neurologue l’après-midi » – il avait parlé de son cerveau malade. Il frôle la limite quand il campe le patron de la Licra, Alain Jakubowicz, exhortant les spectateurs à quitter le théâtre et rappelant au comique qu’il est sous « étroite surveillance ». Moi aussi je me paierais volontiers la tête d’un adversaire qui se féliciterait de me placer sous étroite surveillance. Même s’il était goy. Ce serait une victoire paradoxale de l’antisémitisme qu’on n’ait plus le droit de se moquer de juifs. On a eu raison de rappeler à Dieudonné et à ses fans qu’il y a une limite, il ne faudrait pas qu’on en profite pour la déplacer en interdisant tout propos susceptible de choquer.

Le couplet sur les sociologues et les journalistes étudiant le dieudonniste et concluant qu’il est fou et même nazi est assez réjouissant. Mais j’ai eu beau tendre l’oreille, humer l’ambiance, traquer le double-sens, je n’ai pas senti de haine derrière les rires, plutôt le besoin de se laver de l’infâmant soupçon. Quand il dit « je ne suis pas antisémite », le comique abandonne le ton farce. Tous les spectateurs qui sont venus nous voir voulaient vraiment nous convaincre qu’ils ne le sont pas. Ce qu’ils aiment, c’est la provocation, la transgression maximale. Le mec qui ne cède pas. « Dieudonné, c’est le Django de Tarantino, le nègre qui se bat, l’insoumis », confie Chloé, vendeuse, la jolie trentaine, inconditionnelle depuis l’époque Semoun. Certes, nous n’avons pas sondé les reins et les cœurs, ni scanné les cerveaux. Nous n’avons pas réalisé une étude statistique. Mais, pour ceux avec qui nous avons parlé, s’ils sont antisémites, ils sont très forts car on n’a vraiment pas l’impression que c’est leur came. « On n’est pas antisémites, soupire Dieudonné sur la scène. On n’a pas le temps ». Ça tombe bien parce nous, on n’a pas le temps de compter les antisémites.
Pour discutable qu’elle soit sur le principe, la sanction a peut-être fait l’effet d’une douche froide – ça dégrise. Tant mieux parce que depuis dix ans, entre les blagues pourries sur les chambres à gaz, les génuflexions devant Ahmadinejad et l’obsession du pouvoir sioniste, on avait de sérieux doutes, pour être aimable, sur leur champion – et du coup, un peu sur eux aussi. Ils ne sont pas antisémites, disent-ils. Fort bien mais, antisémites ou pas, qu’ils me permettent de leur dire qu’ils pensent souvent des conneries et croient souvent des âneries.

Que leur connaissance de l’histoire et de la politique moyen-orientale est pour le moins sommaire. Que les caricatures du Prophète et les horreurs sur la Shoah ce n’est pas pareil. Que leur ritournelle obsessionnelle du « deux poids-deux mesures » ne tient pas la route devant les faits. S’ils peuvent entendre ça et quelques autres choses encore, ça veut dire qu’on peut s’engueuler, ça veut dire qu’on vit dans le même monde. Et je n’ai pas perdu ma soirée.

*Photo : Michel Euler/AP/SIPA. AP21506354_000007.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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