Au début du XXe siècle, le pétomane de la salle Gangloff, rue de la Gaîté, un dénommé Laurent, natif de Beaucaire, drainait à ses spectacles des foules assez considérables qui s’amusaient de l’usage inhabituel qu’il faisait de lui-même. Il faut imaginer la surprise de son public s’il s’était mis, entre deux vents, à débiter les Protocoles des sages de Sion et à vouer divers journalistes au pogrom. Nous en sommes là.
L’ordonnance par laquelle le président de la section du contentieux a, le 10 janvier 2014, annulé le jugement du tribunal administratif de Nantes annulant l’arrêté du préfet interdisant au « comique » Dieudonné de se produire le soir même dans cette ville a suscité un certain émoi chez les juristes. Je tiens cet émoi pour injustifié, quant à la procédure et au fond. On a pu s’étonner d’abord qu’une question aussi importante, relative à la liberté d’expression, ait été jugée si vite
et selon la procédure du référé. Mais avant que celle-ci n’existe, le spectacle aurait été interdit, aucune procédure ne permettant de paralyser en temps utile l’arrêté préfectoral.
Sur le fond, l’ordonnance s’inscrit pleinement dans la tradition française, attestée par une jurisprudence ancienne selon laquelle la liberté d’expression n’est ni générale ni absolue. Elle peut être limitée en cas de désordres possibles (c’est l’atteinte « matérielle » à l’ordre public de la célèbre « décision Benjamin » du 19 mai 1933) ou lorsque la dignité de la personne humaine paraît compromise (c’est l’atteinte « immatérielle » à l’ordre public relevée par la « décision commune de Morsang » du 27 octobre 1995 dans l’affaire du lancer de nains). L’essentiel est ici affaire d’appréciation. On a pu lire qu’il n’était pas sûr que Dieudonné allait reproduire ses propos antisémites. Mais outre qu’il était raison- nable de le craindre, comme le relève l’ordonnance, sur la base des condamnations pénales antérieures, rien dans la jurisprudence n’imposait ici le caractère de certitude, qui d’ailleurs n’existe jamais dans les atteintes à l’ordre public « matériel », puisqu’une échauffourée non plus ne peut pas être réputée certaine avant qu’elle ne se produise.
Au-delà de l’appréciation raisonnable à laquelle le juge s’est livré, on doit lui reconnaître une conscience aiguë des enjeux du droit. Celui-ci n’est pas une forme vide. Ce n’est pas seulement que les libertés qu’il garantit soient limitées par les grands principes, comme on le croit trop souvent. C’est qu’elles sont ordonnées à une fin supérieure que le juge a pour mission de faire respecter, et qui a trait au progrès politique et moral sans l’espoir au moins duquel il n’est pas d’institutions. C’est la raison pour laquelle la référence que fait l’ordonnance au préambule de 1946 est hautement significative, désignant l’origine du système de droit tout entier et justifiant la volonté qu’il soit, sur cette question de l’unité de la nature humaine sans distinction d’origine, effectif. Je ne suis pas si sûr que la Cour européenne des droits de l’homme, si elle est saisie, en jugera différemment, et pour les mêmes raisons.
*Photo : JPDN/SIPA. 00583638_000004.
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